• Comment la Chine exploite les Ouïghours pour son industrie de la pêche

Comment la Chine exploite les Ouïghours pour son industrie de la pêche



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Comment la Chine exploite les Ouïghours pour son industrie de la pêche

Le choix de la rédaction :

VAKITA est fier d'être partenaire du journaliste d'investigation Ian Urbina, directeur de The Outlaw Ocean Project, une organisation de journalisme à but non lucratif qui enquête sur les crimes environnementaux et des droits de l'homme en mer.

Il y a quelques mois, Ian Urbina nous a choisi VAKITA pour diffuser en France sa série événement "La Jungle des Océans", une plongée dans les eaux troubles des eaux internationales où se croisent pêche illégale, mercenaires et défenseurs acharnés de l'environnement. 

Aujourd'hui, nous avons l'honneur de diffuser sa nouvelle investigation sur les ravages de la pêche chinoise dans les océans. Au cours des dernières décennies, l'empire du Milieu s'est imposé comme une superpuissance mondiale des produits de la mer. Une transformation qui a un coût environnemental et humain terrible : pillage de ressources halieutiques, travail forcé, mort à bord des navires-usines...

Chaque semaine, VAKITA diffusera gratuitement un nouvel épisode vidéo de cette enquête hors norme, accompagné d'un article signé par Ian Urbina pour approfondir le sujet, comme suit.

De l'appât à l'assiette : l'opacité des produits de la mer règne en maître

À peine le président américain Joe Biden avait-il délivré en mars 2022 un décret interdisant l'importation de produits de la mer russes que des membres du Congrès ont déclaré que celle-ci était inapplicable. Ce décret a pour but d’éviter que des milliards de dollars servent à financer la guerre de Poutine en Ukraine. Les importateurs américains ignorent souvent la provenance du poisson, et les données commerciales indiquent que près d'un tiers des produits de la mer sauvages importés et étiquetés comme provenant de Chine sont en réalité pêchés dans les eaux russes.

Ce revers embarrassant a mis en lumière la nature floue des chaînes d'approvisionnement en produits de la mer dans le monde. Cela a depuis suscité des appels de la part de législateurs américains, de défenseurs des océans, de porte-parole des consommateurs et d'organisations de défense des droits de l'homme afin d’exiger des importateurs américains qu'ils suivent leurs produits de la mer de l'appât à l'assiette afin de s'assurer qu'ils ne sont pas liés à des crimes de travail [forcé] et environnementaux ou encore à des violations des sanctions imposées à des États "parias" comme la Corée du Nord et l'Iran. 

Depuis l'entrée en vigueur de l'interdiction d'importer des produits de la mer en Russie en juin 2022, au moins 31 navires de calamars chinois ont pêché dans les eaux russes, dont plusieurs appartiennent à des entreprises qui expédient des produits de la mer aux États-Unis et à l'Union européenne, selon des données satellitaires et des registres d'exportation.

La Chine capture, transforme et exporte la grande majorité des produits de la mer de la planète. Sa flotte de pêche en eaux profondes est deux fois plus importante que celle de son principal concurrent. Plus de 70 % des produits de la mer débarqués par cette flotte, mesurés en poids, sont des calmars.

Considérée comme le pire pourvoyeur de pêche illégale et non réglementée au monde et très encline à recourir au travail forcé, cette flotte a été associée à une myriade de crimes. Elle a notamment effectué des raids dans les eaux argentines, éteint régulièrement ses transpondeurs au mépris de la législation chinoise, pêché illégalement dans les eaux nord-coréennes malgré les sanctions de l'ONU et s'est livrée à des actes de violence : au vol de salaires, à de graves négligences et au trafic d'êtres humains à l'encontre d'équipages étrangers et chinois.

Avec des navires constamment en transit, très éloignés des côtes et opérant généralement en haute mer, où les gouvernements nationaux ne disposent que d'une juridiction limitée, les chaînes d'approvisionnement en produits de la mer sont particulièrement difficiles à suivre. Selon Sally Yozell, directrice du programme de sécurité environnementale au Stimson Center, un organisme de recherche situé à Washington, D.C., les nombreux transferts de prises entre les bateaux de pêche, les transporteurs, les usines de transformation et les exportateurs présentent de sérieuses lacunes en matière de traçabilité. « La plupart des produits de la mer sont pêchés par des navires chinois ou transformés en Chine, » explique-t-elle, « ce qui rend la chaîne de traçabilité encore plus floue. »

Certaines entreprises américaines qui importent des produits de la mer depuis la Chine affirment être sûres que leurs produits ne sont pas le résultat de crimes/délits. Les transformateurs chinois leur fournissent, en effet, des "certificats de pêche" indiquant la provenance des prises, ainsi que des détails sur le navire qui les a pêchées et le lieu où la pêche a été effectuées. Ces documents sont loin d'être infaillibles, car ils sont autodéclarés, souvent invérifiables, et rédigés dans l'usine de transformation, et non sur les navires eux-mêmes où les incidents se produisent, a déclaré Sara Lewis de FishWise, une organisation à but non lucratif qui offre des services de conseil en matière de durabilité des produits de la mer. Les certificats de pêche ne disent rien non plus sur les conditions de travail.

Afin de documenter la nature de ces failles de traçabilité lorsque les prises passent de l'appât à l'assiette, une équipe de journalistes a suivi et, dans certains cas, embarqué à bord de navires de pêche chinois en mer à divers endroits, notamment dans les eaux proches de la Corée du Nord, de la Gambie, des îles Malouines et des îles Galápagos, afin de les inspecter. L'équipe a suivi les navires par satellite jusqu'aux ports. Puis, pour déterminer qui nettoyait, transformait et congelait les prises/poissons destinés à l'exportation, elle a suivi les navires de pêche chinois qui transportaient leurs prises vers des navires frigorifiques, jusqu'aux ports chinois, où les camions étaient filmés et suivis jusqu'à l'usine de transformation. Les journalistes ont utilisé les registres d'exportation pour suivre les produits de la mer jusqu'aux épiceries, aux restaurants et aux entreprises de services alimentaires dans l'Union européenne et aux États-Unis.

Cette enquête a révélé des exemples de lacunes dans le suivi à chaque transfert. À environ 350 miles à l'ouest des îles Galápagos, sur un navire de pêche au calmar chinois, un matelot a ouvert les congélateurs situés plusieurs étages sous le pont pour découvrir des piles de prises congelées dans des sacs blancs. Il a expliqué qu'ils ne mentionnent pas le nom des navires de pêche sur les sacs car cela leur permet de transférer plus facilement la cargaison vers d'autres navires de pêche appartenant à la même société. Cela donne aux entreprises de pêche une plus grande polyvalence, mais empêche également les acheteurs en aval de savoir quel navire a réellement pêché leur poisson.

Sur la passerelle d'un autre navire, un capitaine chinois a ouvert son carnet de pêche, qui est censé indiquer où, quand et ce qui a été pêché. Les deux premières pages étaient remplies, mais les autres étaient vierges. « Personne ne les conserve », a déclaré un capitaine à propos des journaux de bord, précisant que les responsables de la compagnie à terre procédaient ensuite à une rétro-ingénierie (analyse poussée) des informations. Dans les usines de transformation, les calmars sur les tapis roulants sont souvent séparés non pas en fonction du navire qui les a capturés, mais plutôt en fonction du poids, de la qualité, de la taille et de l'espèce, en fonction du marché qui est prêt à payer une prime pour chaque attribut.

***

Les produits de la mer sont la dernière grande source de protéines sauvages de la planète et constituent également la principale denrée alimentaire échangée à l'internationale. Les experts citent diverses raisons pour lesquelles ils s'inquiètent de la domination de la Chine sur ce marché. Des analystes politiques comme Whitley Saumweber et Ty Loft, du Center for Strategic and International Studies à Washington, affirment que le quasi-monopole de la Chine sur la pêche en eaux profondes « met en péril la sécurité alimentaire de millions de personnes », en particulier dans les pays en développement qui dépendent principalement du poisson comme source de protéines.

Les législateurs américains affirment que la dépendance de la Chine à l'égard des pratiques illégales place les pêcheurs nationaux dans une situation défavorable au niveau concurrentiel. « Nous ne pouvons pas continuer à permettre à des pays tels que la Chine et la Russie d'affaiblir nos pêcheurs honnêtes en abusant de nos océans et de nos semblables », peut-on lire dans une lettre adressée au président Biden en juin 2022 et signée par les députés Jared Huffman (Californie) et Garret Graves (Louisiane). « La lutte contre la pêche illégale, non réglementée et non déclarée (INN) est une étape importante pour garantir que nos concitoyens mangent des aliments sains et sûrs, mais aussi que leurs intérêts économiques sont protégés ».

La pêche est la profession la plus meurtrière au monde et les défenseurs des droits de l'homme et des conditions abusives sur ces navires sont bien documentés. Des défenseurs des droits de l'homme tels que l'Environmental Justice Foundation et Human Rights Watch ont averti que les clients des produits de la mer n'ont aucun moyen de savoir s'ils sont tacitement complices de ces crimes. Pour les associations de consommateurs, le risque sanitaire est lié au fait que 15 à 30 % des produits de la mer qui se retrouvent dans les assiettes des Américains ne correspondent pas à ce qui est indiqué sur l'étiquette.

Faute de suivi, une grande partie des produits de la mer consommés par les Américains sont également d'origine incertaine. Cela crée des risques potentiels pour la santé, mais cela signifie aussi, comme l'ont souligné l'Environmental Justice Foundation et Human Rights Watch, qu'il est difficile de savoir quand les poissons ont été capturés par des navires qui utilisent des techniques de pêche et des pratiques de travail illégales.

Les défenseurs des océans comme Oceana et Greenpeace soulignent que les entreprises de produits de la mer ont le devoir de mettre fin à la pêche illégale. D'autant plus que les mers sont en train de manquer de poissons, plus d'un tiers des stocks mondiaux étant surexploités. Selon l'agence des Nations unies qui supervise les pêcheries, ce chiffre a triplé depuis 1974.

Il existe toute une série de lois sur la chaîne d'approvisionnement visant à empêcher l'importation aux États-Unis de marchandises interdites. Outre les sanctions imposées à des États tels que la Corée du Nord, l'Iran, le Venezuela et la Russie, il existe également des lois visant à bloquer les produits associés au trafic d’êtres humains, aux prisons, aux Ouïghours, à la Corée du Nord ou au travail forcé de mineurs. Ces lois sont toutefois particulièrement inefficaces en ce qui concerne les produits de la mer, car on dispose de peu d'informations sur ce qui se passe sur les bateaux de pêche.

Kenneth Kennedy, ancien responsable du programme de lutte contre le travail forcé au sein de l'U.S. Immigration and Customs Enforcement, a déclaré que les législateurs américains et les agences fédérales manquent souvent de volonté politique pour appliquer la plupart des lois contre l'esclavage ou d'autres lois sur le suivi des produits, car ces enquêtes sont extrêmement lentes et compliquent les accords commerciaux internationaux.

Les efforts déployés par le gouvernement fédéral pour contrôler les produits de la mer ont généralement ignoré la flotte chinoise, alors même que qu'ils semblent les plus impliqués dans des délits liés au travail et à l'environnement. Plus de 17 % des produits de la mer importés de Chine ont été pêchés illégalement, selon les données commerciales américaines. D'après une étude réalisée en 2021 par la Global Initiative Against Transnational Organized Crime (Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée), une organisation à but non lucratif qui étudie l'impact de la criminalité organisée, la Chine occupe la première place, et la Russie la deuxième, parmi les 152 pays pratiquant la pêche illégale. En 2020, le ministère américain du travail a déclaré que les squidders chinois étaient particulièrement enclins à utiliser de la main-d'œuvre migrante et captive.

En 2016, le gouvernement américain a créé le Seafood Import Monitoring Program, qui exige que les importateurs tiennent des registres détaillés sur leurs prises, du point de récolte à l'entrée aux États-Unis. Le calmar n'a toutefois pas été inclus dans les 13 espèces de produits de la mer surveillées par le programme, qui ont été choisies principalement en raison des inquiétudes liées à la pêche illégale et à une labellisation frauduleuse, et non en raison des violations des droits de l'homme et des droits des travailleurs. En 2021, la NOAA, l'agence qui supervise le programme de surveillance, a annoncé son intention d'élargir le nombre d'espèces incluses sur la base de nouveaux critères, notamment celui de savoir si la flotte qui capture le poisson est associée au trafic d'êtres humains.

Selon David Pearl, spécialiste des affaires étrangères à la NOAA, les douaniers américains ne suivent aujourd'hui que deux ou trois types de calamars, ce qui pose un problème étant donné qu'il existe en réalité 30 à 40 espèces commerciales. Même lorsque des registres d'importation sont tenus, les entreprises sont autorisées à dissimuler leurs données d'importation et d'exportation au public en demandant simplement une dérogation aux autorités de réglementation fédérales, ce que font de nombreuses entreprises.

Dans leurs communiqués de presse, sur leurs sites web et dans les documents déposés auprès de la Security and Exchange Commission, certains détaillants (petits commerçants) de produits de la mer prétendent appliquer des normes garantissant que leurs chaînes d'approvisionnement sont exemptes d'illégalité ou d'abus. Mais John Hocevar, responsable de la campagne sur les océans chez Greenpeace USA, a déclaré que les programmes dits de responsabilité des entreprises ont tendance à être inefficaces, parce qu'ils sont largement autosuffisants, qu'ils manquent de contrôle ou de vérification par des tiers, qu'ils se concentrent sur les préoccupations environnementales et non sur les droits de l'homme, et que leur portée se limite généralement aux usines de transformation, et non aux navires, où les délits sont le plus susceptibles de se produire.

Selon M. Yozell, du Stimson Center, il est même difficile de savoir quel pays a pêché le poisson. La loi fédérale américaine exige des détaillants qu'ils informent leurs clients sur l'origine de la plupart des produits alimentaires, mais elle exempte les produits de la mer qui sont transformés dans un autre pays et réexportés. Si le poisson est pêché sur des bateaux russes mais transformé en Chine, il est étiqueté comme étant un produit de la Chine.

***

Même les entreprises qui prétendent à une bonne gestion de l'environnement et du travail se sont révélées être liées à des navires chinois qui présentent des infractions ainsi que des facteurs de risque. Ruggiero Seafood, qui affirme sur son site web qu'il ne vend pas de produits de la mer pêchés illégalement, a été lié à un navire de calamars qui a violé des sanctions de l'ONU en pêchant dans les eaux nord-coréennes en 2019. Kroger, l'une des plus grandes chaînes de supermarchés aux États-Unis, qui affirme sur son site web qu'elle n'achète "jamais sciemment" des produits de la mer pêchés illégalement, a été associée à un navire chinois qui a pêché illégalement en Indonésie en 2020. Lidl, le plus grand supermarché d'Europe, cite son engagement en faveur d'un approvisionnement responsable sous le slogan « Un avenir meilleur ». Mais Eridanous, la marque de calamars de Lidl, est transformée dans une usine liée à au moins trois sociétés de pêche dont les navires ont des antécédents de délits de pêche, notamment de longues lacunes de transmission dans les principales pêcheries de calamars du Pacifique Nord et Sud, de pêche illégale dans la zone économique exclusive au Pérou et de pratique de pêche aux ailerons de requins.

Ruggiero et Kroger n'ont pas répondu à nos sollicitations. Lidl a déclaré qu'il était opposé à la pêche illégale, non déclarée et non réglementée et qu'il avait évoqué les conclusions de cette enquête avec son fournisseur, Zhoushan Xifeng, qui a fourni une déclaration indiquant qu'il n'était pas impliqué dans des délits de pêche.

Plusieurs grandes entreprises de produits de la mer ont rejoint un programme industriel appelé Marine Stewardship Council (MSC) qui offre des garanties en matière de traçabilité et de durabilité. Jackie Marks, porte-parole du MSC, a déclaré que le programme visait principalement à prévenir les crimes contre l'environnement et à déterminer l'origine du poisson, et non pas les problèmes de main-d'œuvre qui pourraient exister sur les navires. Le programme n'évalue pas les conditions de travail et n'effectue pas d'inspections sur les navires de pêche pour vérifier l'existence de délits tels que le vol de salaire, la violence, la servitude pour dettes ou le trafic d'êtres humains. En revanche, le MSC s'attache principalement à déterminer si les usines de transformation sont hygiéniques, si l'étiquetage est exact et si tous les navires et usines de la chaîne d'approvisionnement sont identifiables. Pour obtenir la certification MSC, les entreprises de pêche et de produits de la mer doivent présenter des documents indiquant qu'elles n'ont pas été poursuivies pour travail forcé ou pour des délits de même nature au cours des deux dernières années. Les entreprises de pêche doivent également indiquer les mesures qu'elles ont prises pour prévenir de tels délits.

Le gouvernement américain a pris des mesures concernant des cas isolés. En décembre 2022, par exemple, le département du Trésor américain a pris des sanctions en vertu de la loi Magnitsky contre les directeurs de deux grandes entreprises de pêche chinoises, Dalian Ocean Fishing et Pingtan Marine Enterprise, sur la base d'allégations de travail forcé et de pêche illégale par certains de leurs quelque 150 navires. 

L'agence américaine des douanes et de la protection des frontières a pour mission d'empêcher les importations liées au travail forcé d'entrer dans le pays et, au cours des cinq dernières années, elle a intensifié ses efforts. L'agence a émis de telles mesures à l'encontre des thoniers palangriers battant pavillon taïwanais, mais elle n'a jamais pris de mesures à l'encontre des navires chinois pêchant le calmar, bien qu'il soit prouvé qu'ils comptent parmi les pires acteurs.

This story was produced by The Outlaw Ocean Project, a nonprofit journalism organization in Washington, D.C. Reporting and writing was contributed by Ian Urbina, Joe Galvin, Maya Martin, Susan Ryan, Daniel Murphy and Austin Brush.

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Le choix de la rédaction :

VAKITA est fier d'être partenaire du journaliste d'investigation Ian Urbina, directeur de The Outlaw Ocean Project, une organisation de journalisme à but non lucratif qui enquête sur les crimes environnementaux et des droits de l'homme en mer.

Il y a quelques mois, Ian Urbina nous a choisi VAKITA pour diffuser en France sa série événement "La Jungle des Océans", une plongée dans les eaux troubles des eaux internationales où se croisent pêche illégale, mercenaires et défenseurs acharnés de l'environnement. 

Aujourd'hui, nous avons l'honneur de diffuser sa nouvelle investigation sur les ravages de la pêche chinoise dans les océans. Au cours des dernières décennies, l'empire du Milieu s'est imposé comme une superpuissance mondiale des produits de la mer. Une transformation qui a un coût environnemental et humain terrible : pillage de ressources halieutiques, travail forcé, mort à bord des navires-usines...

Chaque semaine, VAKITA diffusera gratuitement un nouvel épisode vidéo de cette enquête hors norme, accompagné d'un article signé par Ian Urbina pour approfondir le sujet, comme suit.

De l'appât à l'assiette : l'opacité des produits de la mer règne en maître

À peine le président américain Joe Biden avait-il délivré en mars 2022 un décret interdisant l'importation de produits de la mer russes que des membres du Congrès ont déclaré que celle-ci était inapplicable. Ce décret a pour but d’éviter que des milliards de dollars servent à financer la guerre de Poutine en Ukraine. Les importateurs américains ignorent souvent la provenance du poisson, et les données commerciales indiquent que près d'un tiers des produits de la mer sauvages importés et étiquetés comme provenant de Chine sont en réalité pêchés dans les eaux russes.

Ce revers embarrassant a mis en lumière la nature floue des chaînes d'approvisionnement en produits de la mer dans le monde. Cela a depuis suscité des appels de la part de législateurs américains, de défenseurs des océans, de porte-parole des consommateurs et d'organisations de défense des droits de l'homme afin d’exiger des importateurs américains qu'ils suivent leurs produits de la mer de l'appât à l'assiette afin de s'assurer qu'ils ne sont pas liés à des crimes de travail [forcé] et environnementaux ou encore à des violations des sanctions imposées à des États "parias" comme la Corée du Nord et l'Iran. 

Depuis l'entrée en vigueur de l'interdiction d'importer des produits de la mer en Russie en juin 2022, au moins 31 navires de calamars chinois ont pêché dans les eaux russes, dont plusieurs appartiennent à des entreprises qui expédient des produits de la mer aux États-Unis et à l'Union européenne, selon des données satellitaires et des registres d'exportation.

La Chine capture, transforme et exporte la grande majorité des produits de la mer de la planète. Sa flotte de pêche en eaux profondes est deux fois plus importante que celle de son principal concurrent. Plus de 70 % des produits de la mer débarqués par cette flotte, mesurés en poids, sont des calmars.

Considérée comme le pire pourvoyeur de pêche illégale et non réglementée au monde et très encline à recourir au travail forcé, cette flotte a été associée à une myriade de crimes. Elle a notamment effectué des raids dans les eaux argentines, éteint régulièrement ses transpondeurs au mépris de la législation chinoise, pêché illégalement dans les eaux nord-coréennes malgré les sanctions de l'ONU et s'est livrée à des actes de violence : au vol de salaires, à de graves négligences et au trafic d'êtres humains à l'encontre d'équipages étrangers et chinois.

Avec des navires constamment en transit, très éloignés des côtes et opérant généralement en haute mer, où les gouvernements nationaux ne disposent que d'une juridiction limitée, les chaînes d'approvisionnement en produits de la mer sont particulièrement difficiles à suivre. Selon Sally Yozell, directrice du programme de sécurité environnementale au Stimson Center, un organisme de recherche situé à Washington, D.C., les nombreux transferts de prises entre les bateaux de pêche, les transporteurs, les usines de transformation et les exportateurs présentent de sérieuses lacunes en matière de traçabilité. « La plupart des produits de la mer sont pêchés par des navires chinois ou transformés en Chine, » explique-t-elle, « ce qui rend la chaîne de traçabilité encore plus floue. »

Certaines entreprises américaines qui importent des produits de la mer depuis la Chine affirment être sûres que leurs produits ne sont pas le résultat de crimes/délits. Les transformateurs chinois leur fournissent, en effet, des "certificats de pêche" indiquant la provenance des prises, ainsi que des détails sur le navire qui les a pêchées et le lieu où la pêche a été effectuées. Ces documents sont loin d'être infaillibles, car ils sont autodéclarés, souvent invérifiables, et rédigés dans l'usine de transformation, et non sur les navires eux-mêmes où les incidents se produisent, a déclaré Sara Lewis de FishWise, une organisation à but non lucratif qui offre des services de conseil en matière de durabilité des produits de la mer. Les certificats de pêche ne disent rien non plus sur les conditions de travail.

Afin de documenter la nature de ces failles de traçabilité lorsque les prises passent de l'appât à l'assiette, une équipe de journalistes a suivi et, dans certains cas, embarqué à bord de navires de pêche chinois en mer à divers endroits, notamment dans les eaux proches de la Corée du Nord, de la Gambie, des îles Malouines et des îles Galápagos, afin de les inspecter. L'équipe a suivi les navires par satellite jusqu'aux ports. Puis, pour déterminer qui nettoyait, transformait et congelait les prises/poissons destinés à l'exportation, elle a suivi les navires de pêche chinois qui transportaient leurs prises vers des navires frigorifiques, jusqu'aux ports chinois, où les camions étaient filmés et suivis jusqu'à l'usine de transformation. Les journalistes ont utilisé les registres d'exportation pour suivre les produits de la mer jusqu'aux épiceries, aux restaurants et aux entreprises de services alimentaires dans l'Union européenne et aux États-Unis.

Cette enquête a révélé des exemples de lacunes dans le suivi à chaque transfert. À environ 350 miles à l'ouest des îles Galápagos, sur un navire de pêche au calmar chinois, un matelot a ouvert les congélateurs situés plusieurs étages sous le pont pour découvrir des piles de prises congelées dans des sacs blancs. Il a expliqué qu'ils ne mentionnent pas le nom des navires de pêche sur les sacs car cela leur permet de transférer plus facilement la cargaison vers d'autres navires de pêche appartenant à la même société. Cela donne aux entreprises de pêche une plus grande polyvalence, mais empêche également les acheteurs en aval de savoir quel navire a réellement pêché leur poisson.

Sur la passerelle d'un autre navire, un capitaine chinois a ouvert son carnet de pêche, qui est censé indiquer où, quand et ce qui a été pêché. Les deux premières pages étaient remplies, mais les autres étaient vierges. « Personne ne les conserve », a déclaré un capitaine à propos des journaux de bord, précisant que les responsables de la compagnie à terre procédaient ensuite à une rétro-ingénierie (analyse poussée) des informations. Dans les usines de transformation, les calmars sur les tapis roulants sont souvent séparés non pas en fonction du navire qui les a capturés, mais plutôt en fonction du poids, de la qualité, de la taille et de l'espèce, en fonction du marché qui est prêt à payer une prime pour chaque attribut.

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Les produits de la mer sont la dernière grande source de protéines sauvages de la planète et constituent également la principale denrée alimentaire échangée à l'internationale. Les experts citent diverses raisons pour lesquelles ils s'inquiètent de la domination de la Chine sur ce marché. Des analystes politiques comme Whitley Saumweber et Ty Loft, du Center for Strategic and International Studies à Washington, affirment que le quasi-monopole de la Chine sur la pêche en eaux profondes « met en péril la sécurité alimentaire de millions de personnes », en particulier dans les pays en développement qui dépendent principalement du poisson comme source de protéines.

Les législateurs américains affirment que la dépendance de la Chine à l'égard des pratiques illégales place les pêcheurs nationaux dans une situation défavorable au niveau concurrentiel. « Nous ne pouvons pas continuer à permettre à des pays tels que la Chine et la Russie d'affaiblir nos pêcheurs honnêtes en abusant de nos océans et de nos semblables », peut-on lire dans une lettre adressée au président Biden en juin 2022 et signée par les députés Jared Huffman (Californie) et Garret Graves (Louisiane). « La lutte contre la pêche illégale, non réglementée et non déclarée (INN) est une étape importante pour garantir que nos concitoyens mangent des aliments sains et sûrs, mais aussi que leurs intérêts économiques sont protégés ».

La pêche est la profession la plus meurtrière au monde et les défenseurs des droits de l'homme et des conditions abusives sur ces navires sont bien documentés. Des défenseurs des droits de l'homme tels que l'Environmental Justice Foundation et Human Rights Watch ont averti que les clients des produits de la mer n'ont aucun moyen de savoir s'ils sont tacitement complices de ces crimes. Pour les associations de consommateurs, le risque sanitaire est lié au fait que 15 à 30 % des produits de la mer qui se retrouvent dans les assiettes des Américains ne correspondent pas à ce qui est indiqué sur l'étiquette.

Faute de suivi, une grande partie des produits de la mer consommés par les Américains sont également d'origine incertaine. Cela crée des risques potentiels pour la santé, mais cela signifie aussi, comme l'ont souligné l'Environmental Justice Foundation et Human Rights Watch, qu'il est difficile de savoir quand les poissons ont été capturés par des navires qui utilisent des techniques de pêche et des pratiques de travail illégales.

Les défenseurs des océans comme Oceana et Greenpeace soulignent que les entreprises de produits de la mer ont le devoir de mettre fin à la pêche illégale. D'autant plus que les mers sont en train de manquer de poissons, plus d'un tiers des stocks mondiaux étant surexploités. Selon l'agence des Nations unies qui supervise les pêcheries, ce chiffre a triplé depuis 1974.

Il existe toute une série de lois sur la chaîne d'approvisionnement visant à empêcher l'importation aux États-Unis de marchandises interdites. Outre les sanctions imposées à des États tels que la Corée du Nord, l'Iran, le Venezuela et la Russie, il existe également des lois visant à bloquer les produits associés au trafic d’êtres humains, aux prisons, aux Ouïghours, à la Corée du Nord ou au travail forcé de mineurs. Ces lois sont toutefois particulièrement inefficaces en ce qui concerne les produits de la mer, car on dispose de peu d'informations sur ce qui se passe sur les bateaux de pêche.

Kenneth Kennedy, ancien responsable du programme de lutte contre le travail forcé au sein de l'U.S. Immigration and Customs Enforcement, a déclaré que les législateurs américains et les agences fédérales manquent souvent de volonté politique pour appliquer la plupart des lois contre l'esclavage ou d'autres lois sur le suivi des produits, car ces enquêtes sont extrêmement lentes et compliquent les accords commerciaux internationaux.

Les efforts déployés par le gouvernement fédéral pour contrôler les produits de la mer ont généralement ignoré la flotte chinoise, alors même que qu'ils semblent les plus impliqués dans des délits liés au travail et à l'environnement. Plus de 17 % des produits de la mer importés de Chine ont été pêchés illégalement, selon les données commerciales américaines. D'après une étude réalisée en 2021 par la Global Initiative Against Transnational Organized Crime (Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée), une organisation à but non lucratif qui étudie l'impact de la criminalité organisée, la Chine occupe la première place, et la Russie la deuxième, parmi les 152 pays pratiquant la pêche illégale. En 2020, le ministère américain du travail a déclaré que les squidders chinois étaient particulièrement enclins à utiliser de la main-d'œuvre migrante et captive.

En 2016, le gouvernement américain a créé le Seafood Import Monitoring Program, qui exige que les importateurs tiennent des registres détaillés sur leurs prises, du point de récolte à l'entrée aux États-Unis. Le calmar n'a toutefois pas été inclus dans les 13 espèces de produits de la mer surveillées par le programme, qui ont été choisies principalement en raison des inquiétudes liées à la pêche illégale et à une labellisation frauduleuse, et non en raison des violations des droits de l'homme et des droits des travailleurs. En 2021, la NOAA, l'agence qui supervise le programme de surveillance, a annoncé son intention d'élargir le nombre d'espèces incluses sur la base de nouveaux critères, notamment celui de savoir si la flotte qui capture le poisson est associée au trafic d'êtres humains.

Selon David Pearl, spécialiste des affaires étrangères à la NOAA, les douaniers américains ne suivent aujourd'hui que deux ou trois types de calamars, ce qui pose un problème étant donné qu'il existe en réalité 30 à 40 espèces commerciales. Même lorsque des registres d'importation sont tenus, les entreprises sont autorisées à dissimuler leurs données d'importation et d'exportation au public en demandant simplement une dérogation aux autorités de réglementation fédérales, ce que font de nombreuses entreprises.

Dans leurs communiqués de presse, sur leurs sites web et dans les documents déposés auprès de la Security and Exchange Commission, certains détaillants (petits commerçants) de produits de la mer prétendent appliquer des normes garantissant que leurs chaînes d'approvisionnement sont exemptes d'illégalité ou d'abus. Mais John Hocevar, responsable de la campagne sur les océans chez Greenpeace USA, a déclaré que les programmes dits de responsabilité des entreprises ont tendance à être inefficaces, parce qu'ils sont largement autosuffisants, qu'ils manquent de contrôle ou de vérification par des tiers, qu'ils se concentrent sur les préoccupations environnementales et non sur les droits de l'homme, et que leur portée se limite généralement aux usines de transformation, et non aux navires, où les délits sont le plus susceptibles de se produire.

Selon M. Yozell, du Stimson Center, il est même difficile de savoir quel pays a pêché le poisson. La loi fédérale américaine exige des détaillants qu'ils informent leurs clients sur l'origine de la plupart des produits alimentaires, mais elle exempte les produits de la mer qui sont transformés dans un autre pays et réexportés. Si le poisson est pêché sur des bateaux russes mais transformé en Chine, il est étiqueté comme étant un produit de la Chine.

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Même les entreprises qui prétendent à une bonne gestion de l'environnement et du travail se sont révélées être liées à des navires chinois qui présentent des infractions ainsi que des facteurs de risque. Ruggiero Seafood, qui affirme sur son site web qu'il ne vend pas de produits de la mer pêchés illégalement, a été lié à un navire de calamars qui a violé des sanctions de l'ONU en pêchant dans les eaux nord-coréennes en 2019. Kroger, l'une des plus grandes chaînes de supermarchés aux États-Unis, qui affirme sur son site web qu'elle n'achète "jamais sciemment" des produits de la mer pêchés illégalement, a été associée à un navire chinois qui a pêché illégalement en Indonésie en 2020. Lidl, le plus grand supermarché d'Europe, cite son engagement en faveur d'un approvisionnement responsable sous le slogan « Un avenir meilleur ». Mais Eridanous, la marque de calamars de Lidl, est transformée dans une usine liée à au moins trois sociétés de pêche dont les navires ont des antécédents de délits de pêche, notamment de longues lacunes de transmission dans les principales pêcheries de calamars du Pacifique Nord et Sud, de pêche illégale dans la zone économique exclusive au Pérou et de pratique de pêche aux ailerons de requins.

Ruggiero et Kroger n'ont pas répondu à nos sollicitations. Lidl a déclaré qu'il était opposé à la pêche illégale, non déclarée et non réglementée et qu'il avait évoqué les conclusions de cette enquête avec son fournisseur, Zhoushan Xifeng, qui a fourni une déclaration indiquant qu'il n'était pas impliqué dans des délits de pêche.

Plusieurs grandes entreprises de produits de la mer ont rejoint un programme industriel appelé Marine Stewardship Council (MSC) qui offre des garanties en matière de traçabilité et de durabilité. Jackie Marks, porte-parole du MSC, a déclaré que le programme visait principalement à prévenir les crimes contre l'environnement et à déterminer l'origine du poisson, et non pas les problèmes de main-d'œuvre qui pourraient exister sur les navires. Le programme n'évalue pas les conditions de travail et n'effectue pas d'inspections sur les navires de pêche pour vérifier l'existence de délits tels que le vol de salaire, la violence, la servitude pour dettes ou le trafic d'êtres humains. En revanche, le MSC s'attache principalement à déterminer si les usines de transformation sont hygiéniques, si l'étiquetage est exact et si tous les navires et usines de la chaîne d'approvisionnement sont identifiables. Pour obtenir la certification MSC, les entreprises de pêche et de produits de la mer doivent présenter des documents indiquant qu'elles n'ont pas été poursuivies pour travail forcé ou pour des délits de même nature au cours des deux dernières années. Les entreprises de pêche doivent également indiquer les mesures qu'elles ont prises pour prévenir de tels délits.

Le gouvernement américain a pris des mesures concernant des cas isolés. En décembre 2022, par exemple, le département du Trésor américain a pris des sanctions en vertu de la loi Magnitsky contre les directeurs de deux grandes entreprises de pêche chinoises, Dalian Ocean Fishing et Pingtan Marine Enterprise, sur la base d'allégations de travail forcé et de pêche illégale par certains de leurs quelque 150 navires. 

L'agence américaine des douanes et de la protection des frontières a pour mission d'empêcher les importations liées au travail forcé d'entrer dans le pays et, au cours des cinq dernières années, elle a intensifié ses efforts. L'agence a émis de telles mesures à l'encontre des thoniers palangriers battant pavillon taïwanais, mais elle n'a jamais pris de mesures à l'encontre des navires chinois pêchant le calmar, bien qu'il soit prouvé qu'ils comptent parmi les pires acteurs.

This story was produced by The Outlaw Ocean Project, a nonprofit journalism organization in Washington, D.C. Reporting and writing was contributed by Ian Urbina, Joe Galvin, Maya Martin, Susan Ryan, Daniel Murphy and Austin Brush.

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