• Comment la Chine ravage les océans : la nouvelle enquête de Ian Urbina

Comment la Chine ravage les océans : la nouvelle enquête de Ian Urbina



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DATE :

1 novembre 2023

DURÉE :

10 minutes
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Comment la Chine ravage les océans : la nouvelle enquête de Ian Urbina

Le choix de la rédaction :

VAKITA est fier d'être partenaire du journaliste d'investigation Ian Urbina, directeur de The Outlaw Ocean Project, une organisation de journalisme à but non lucratif qui enquête sur les crimes environnementaux et des droits de l'homme en mer.

Il y a quelques mois, Ian Urbina nous a choisi VAKITA pour diffuser en France sa série événement "La Jungle des Océans", une plongée dans les eaux troubles des eaux internationales où se croisent pêche illégale, mercenaires et défenseurs acharnés de l'environnement. 

Aujourd'hui, nous avons l'honneur de diffuser sa nouvelle investigation sur les ravages de la pêche chinoise dans les océans. Au cours des dernières décennies, l'empire du Milieu s'est imposé comme une superpuissance mondiale des produits de la mer. Une transformation qui a un coût environnemental et humain terrible : pillage de ressources halieutiques, travail forcé, mort à bord des navires-usines...

Chaque semaine, VAKITA diffusera gratuitement un nouvel épisode vidéo de cette enquête hors norme, accompagné d'un article signé par Ian Urbina pour approfondir le sujet, comme suit.

Superpuissance de la pêche : la Chine exploite les hommes et les océans 

MONTEVIDEO, Uruguay - Au petit matin du 8 mars 2021, un petit bateau gonflable propulsé par un moteur hors-bord est entré clandestinement dans le plus grand port du pays afin d'y débarquer un matelot mourant, et s'est ensuite éloigné à toute allure.

Le matelot, un maigre Indonésien de 20 ans nommé Daniel Aritonang, avait passé un an et demi en mer, travaillant sur un navire de pêche au calmar chinois appelé le Zhen Fa 7. Ce jour-là, il a été abandonné sur les quais, à peine conscient, avec deux yeux au beurre noir, des ecchymoses sur les côtés du torse et des marques de corde autour du cou. Ses pieds et ses mains étaient boursouflés, de la taille d'un melon.

Les ambulanciers ont placé Aritonang dans une ambulance et l'ont emmené d'urgence à l'hôpital le plus proche. Jesica Reyes, une interprète locale, a été appelée et lorsqu'elle est arrivée, elle a trouvé Aritonang à l'intérieur de l'ambulance. Il lui a raconté qu'il avait été battu, étouffé et privé de nourriture pendant des jours. Alors que les médecins l'emmenaient aux urgences, il s'est mis à pleurer et à trembler. Il lui a demandé : "S'il vous plaît, où sont mes amis ?", avant de murmurer : "J'ai peur."

Une flotte de 6 500 navires

Montevideo, l'un des ports les plus actifs au monde, est très prisé par les navires chinois de pêche au calmar. Ces dernières années, plusieurs centaines d'entre eux ont ciblé la pêche abondante en haute mer au large de la côte sud-est de l'Amérique du Sud. Les navires sont attirés vers Montevideo pour se ravitailler en carburant, effectuer des réparations et se réapprovisionner. Cela s'explique en partie par les coûts trop élevés ou la non-accessibilité aux ports brésiliens, argentins et des îles Malouines.

Une grande partie de l'équipage des navires chinois est indonésien, et lorsqu'ils arrivent à Montevideo morts, blessés ou malades, les autorités portuaires contactent Reyes, qui est l'une des seules interprètes de la ville à parler le bahasa, la langue officielle de l'Indonésie. Souvent, elle reçoit des appels pour s'occuper des familles des travailleurs décédés. Au cours des dix dernières années, un cadavre a été déposé en moyenne tous les deux mois dans ce port, la plupart du temps en provenance de navires chinois spécialisés dans la pêche au calmar.

En acceptant le poste sur le Zhen Fa 7, Aritonang a pris part à ce qui est pourrait être la plus grande opération maritime que le monde ait jamais connue. Alimentée par l'appétit croissant et insatiable du monde pour les produits de la mer, la Chine a considérablement élargi son champ d'action en haute mer, avec une flotte de pêche en eaux profondes comptant pas moins de 6 500 navires, soit plus du double de son concurrent international le plus proche. La Chine possède ou gère également des installations dans plus de 90 ports à travers le monde et a acquis des alliances politiques, en particulier dans les pays côtiers d'Amérique du Sud et d'Afrique de l'Ouest. Elle est devenue la superpuissance incontestée des produits de la mer à travers le monde.

Mais la suprématie de la Chine en mer s'est accompagnée d'un coût humain et environnemental élevé. La pêche est considérée comme le métier le plus meurtrier au monde et, à bien des égards, les bateaux de pêche au calmar chinois sont parmi les plus brutaux. La servitude pour dettes, le trafic d'êtres humains, la violence, la négligence criminelle, les accidents prévisibles et les décès sont monnaie courante dans cette flotte. Les autorités américaines chargées du travail affirment que les bateaux de pêche au calmar chinois, qui constituent aujourd'hui l'essentiel de la flotte de pêche en eaux profondes du pays, sont très susceptibles d'avoir recours au travail forcé.

Ils sont également considérés comme le plus grand pourvoyeur de pêche illégale au monde. Une étude de 2022 sur les incidents de pêche illégale survenus entre 1980 et 2019, commandée par le Parlement européen, a révélé que près de la moitié des cas, pour lesquels le type/modèle de navire a été identifié, ont été commis par des navires de pêche au calmar.

La pêche au service d'intérêts stratégiques

Par rapport à d'autres pays, la Chine s'est montrée non seulement moins réceptive aux réglementations internationales et à la pression des médias en matière de droits du travail ou de préservation des océans, mais aussi moins transparente en ce qui concerne ses bateaux de pêche et ses usines de transformation, a déclaré Sally Yozell, directrice du programme de sécurité environnementale au Stimson Center, un organisme de recherche situé à Washington, D.C. Étant donné qu'une grande partie du poisson consommé aux États-Unis est pêché ou transformé en Chine, il est particulièrement difficile pour les entreprises de savoir si les produits qu'elles vendent sont issus de la pêche illégale ou lié au non-respect et à la violation des droits de l'homme.

Pour la Chine, cette vaste armada a une grande valeur qui va au-delà du simple maintien de son statut de superpuissance des produits de la mer. Elle aide également le pays à créer des emplois, à gagner de l'argent et à nourrir sa classe moyenne grandissante. À l'étranger, la flotte forge de nouvelles routes commerciales, fait jouer ses atouts politiques, fait valoir ses revendications territoriales et accroît l'influence politique de la Chine dans le monde en développement.

"De nombreux pays se livrent à des pratiques de pêche destructrices, mais la Chine se distingue par la taille de sa flotte et par le fait qu'elle l'utilise pour des ambitions géopolitiques", a déclaré Ian Ralby, PDG d'I.R. Consilium, un cabinet de conseil international spécialisé dans la sécurité maritime. "Personne d'autre n'a le même degré de contrôle étatique dans ce secteur, personne d'autre n'a une loi qui oblige ses navires de pêche à recueillir activement des renseignements et à les transmettre au gouvernement, et personne d'autre n'envahit aussi activement les eaux d'autres pays".

Le Zhen Fa 7 a commencé son voyage le 29 août 2019 en quittant le port de Shidao, dans la province chinoise de Shandong, et en naviguant vers le port de Busan, en Corée du Sud, afin de récupérer son équipage indonésien. 

C'était une période festive. La dernière semaine d'août marque le début de la saison de pêche d'automne en Chine et voit chaque année plus de 20 000 navires partir vers des eaux proches ou lointaines. Au milieu des feux d'artifice et des tambours, les villageois de la côte de Shidao ont accroché des drapeaux rouges aux bateaux de pêche pour célébrer l'espoir d'une bonne pêche. Trois jours après le départ du Zhen Fa 7, un journal provincial déclarait en gros titre : "Ouvrez la mer ! Ouvrons notre appétit et mangeons des produits de la mer."

Daniel Aritonang a travaillé dur pour obtenir un poste à bord. Après avoir décroché son diplôme au lycée, en 2018, il a eu du mal à trouver du travail. Le taux de chômage en Indonésie est élevé : plus de 5,5 % au niveau national et plus de 16 % chez les jeunes. Le changement climatique n'a fait qu'aggraver la situation, car bon nombre des 17 000 îles du pays sont en train de sombrer. La maison d'Aritonang se trouve à environ 100 yards (moins de 100 mètres) de l'océan Indien. Son village perd sa côte à cause de l'élévation du niveau de la mer, à raison de dix à quinze mètres par an en moyenne.

Aussi, lorsque Anhar, un ami local, a proposé qu'ils partent tous les deux à l'étranger sur un bateau de pêche, Aritonang a accepté. Ses amis et sa famille ont été surpris par sa décision, car les exigences du travail étaient très élevées et le salaire très bas. Mais un travail est un travail, et Anhar et lui en avaient désespérément besoin. "À terre, on me demande mes compétences". Anhar se souvient des raisons qui l'ont poussé à prendre la mer. "Pour être honnête, je n'en ai aucune."

Au cours de l'été 2019, Aritonang et Anhar ont contacté PT Bahtera Agung Samudra, une agence de "recrutement" basée dans le centre de Java. Dans le monde maritime, les agences de recrutement fournissent des travailleurs aux navires de pêche et s'occupent de tout, des chèques de paie aux contrats de travail, en passant par les billets d'avion, les frais de port et le traitement des visas. Ces agences sont mal réglementées, fréquemment abusives et ont été associées au trafic d'êtres humains. Le 5 juillet 2019, conformément aux instructions de l'agence, Aritonang et Anhar ont pris un bateau pour Java et se sont ensuite rendus à Tegal. Là, ils ont passé un examen médical et déposé leurs passeports et leurs documents bancaires, ainsi que plusieurs photos et copies de leurs actes de naissance. (PT Bahtera n'a pas de licence d'exploitation, selon les registres du gouvernement, et n'a pas répondu à nos sollicitations).

Pendant les deux mois suivants, ils ont attendu à Tegal la réponse à leur demande d'emploi. L'argent vient à manquer. Par l'intermédiaire de Messenger (Facebook), Aritonang a écrit à son ami Firmandes Nugraha pour lui demander de l'aide afin de payer la nourriture. Nugraha l'a incité à rentrer chez lui. "Tu ne sais même pas nager", lui a rappelé Nugraha. Les affectations ont fini par arriver et, le 1er septembre, Aritonang est apparu sur une publication/photo Facebook avec d'autres Indonésiens qui attendaient à Busan d'embarquer sur leurs bateaux de pêche. "Il s'agit simplement d'un groupe de personnes sans grande expérience, désireuses de réussir et d'avoir un avenir prometteur", a déclaré Aritonang.

 Ce jour-là, Aritonang et Anhar sont montés à bord du Zhen Fa 7, qui a traversé le Pacifique. Ils étaient 30 hommes : 20 de Chine et les 10 restants d'Indonésie.

Des milliards de dollars investis

Au cours des dernières décennies, les Chinois ont établi une solide présence sur les océans du monde entier. L'effort a commencé en 1985, lorsque la China National Fisheries Corporation (CNFC) a envoyé 13 chalutiers avec un équipage de 223 hommes afin de travailler sur la côte de la Guinée-Bissau, en Afrique de l'Ouest. Une vidéo promotionnelle sur la première flotte décrivait l'équipage (« 223 courageux pionniers fendant les vagues ») comme partant pour un voyage de 10 000 miles (16 000 km) vers l'Afrique qui devait durer 50 jours.

Lors du déploiement de la flotte, une cérémonie militaire a été organisée au port de Mawei, à Fuzhou, dans la province de Fujian, en présence de plus d'un millier de personnes, y compris des élites du Parti. Au cours de la cérémonie, un dirigeant d'une société de pêche a expliqué que l'objectif de la flotte était de promouvoir un climat de bonne volonté à l'étranger, de montrer au monde la persévérance et le travail acharné des Chinois, et de « s'efforcer de remporter la victoire dans leur première bataille ».

Aujourd'hui, la CNFC, qui est gérée par l'État, est la plus grande société de pêche en haute mer du monde, et le Zhen Fa 7, où Aritonang s'est retrouvé, est l'un des centaines de navires de pêche qui approvisionnent la société. La CNFC constitue le noyau qui relie une grande partie de l'industrie, y compris les navires les plus controversés. Elle possède plus de 250 bateaux de pêche et navires de ravitaillement, au moins 6 usines de transformation des produits de la mer ou entrepôts frigorifiques, et plus de 15 navires frigorifiques, ou reefers (conteneurs frigorifiques), qui ramènent les prises à terre.

Pendant la majeure partie du XXe siècle, la pêche en haute mer a été dominée par trois pays : l'Union soviétique, le Japon et l'Espagne. La taille de ces flottes a chuté après l'effondrement de l'Union soviétique, en 1989. L'augmentation des normes de travail et des normes environnementales a rendu la concurrence du Japon et des pays européens plus coûteuse sur le marché international des produits de la mer. Mais durant cette période, la Chine a envoyé davantage de navires à travers le monde, et ces navires ont pêché davantage de produits de la mer. La Chine a investi des milliards de dollars dans sa flotte et a profité des nouvelles technologies - ainsi que du déclin de l'Union soviétique - pour s'imposer dans un secteur très lucratif. La Chine a également tenté de renforcer son autonomie en construisant ses propres usines de transformation, ses entrepôts frigorifiques et ses ports de pêche à l'étranger.

Ces efforts ont été couronnés de succès au-delà de toute prévision. La Chine est devenue la superpuissance mondiale incontestée en matière de produits de la mer. En 1988, elle a pêché pour 198 millions de livres sterling de produits de la mer ; en 2020, elle en aura pêché pour 5 milliards. Aucun autre pays ne se rapproche de ces chiffres. Les analystes politiques, en particulier en Occident, estiment que le fait qu'un seul pays contrôle une ressource mondiale aussi précieuse que les produits de la mer, crée un déséquilibre de pouvoir dangereux.

Les analystes de la marine et les défenseurs des océans craignent également que la Chine n'étende son emprise maritime de manière à compromettre la sécurité alimentaire mondiale, à éroder le droit international et à exacerber les tensions militaires. Les responsables américains sont particulièrement inquiets - et enclins à alimenter le discours alarmiste international sur la question - parce que les États-Unis sont en guerre commerciale avec la Chine. Les États-Unis sont également le premier importateur mondial de produits de la mer, la Chine étant leur principal fournisseur.

Ian Ralby, PDG d'I.R. Consilium, une société de recherche sur la sécurité maritime, a déclaré qu'à travers sa flotte de pêche en eaux profondes, la Chine s'efforce d'établir une souveraineté de facto sur les eaux internationales, en s'appuyant sur un concept juridique terrestre appelé "possession adverse", qui, en substance, accorde des droits de propriété à toute personne qui occupe et contrôle une zone suffisamment longtemps. Ce concept s'apparente aux "droits des squatters", c'est-à-dire à l'idée que la possession constitue les neuf dixièmes du droit. La signature récente par 193 pays d'un traité sur la biodiversité en haute mer, qui vise à protéger à terme 30 % des océans de la planète, n'est pas de nature à faire changer la Chine d'avis. "La Chine pense probablement qu'avec le temps, la présence de sa flotte de pêche en haute mer se transformera en un certain degré de contrôle souverain sur ces eaux et les ressources qui s'y trouvent", a déclaré M. Ralby. "Étant donné que 70 % de la planète est recouverte d'eau, tout effort d'un État pour établir des droits et des intérêts sur les biens communs mondiaux devrait être une source de préoccupation."

Revendication territoriale

Selon Greg Poling, chercheur au Center for Strategic and International Studies, il y a un autre problème : Tous les navires de pêche chinois ne pêchent pas réellement. Des centaines d'entre eux servent plutôt de milice civile pour faire valoir des revendications territoriales auprès d'autres pays. Nombre de ces revendications concernent les réserves de pétrole et de gaz des fonds marins. S'approprier la mer de Chine méridionale, par exemple, s'inscrit dans le même projet historique pour les Chinois que de prendre le contrôle de Hong Kong et de Taïwan. L'objectif est de récupérer les territoires "perdus" et de restaurer la gloire passée de la Chine.

La domination de la Chine intervient à un moment où la demande mondiale de produits de la mer n'a jamais été aussi forte. Les produits de la mer sont la dernière grande source de protéines sauvages au monde et constituent une forme de subsistance essentielle pour une grande partie de la planète. Au cours des 50 dernières années, la consommation mondiale de produits de la mer a plus que quintuplé et l'industrie, menée par la Chine, a satisfait cet appétit grâce à des avancées technologiques en matière de réfrigération, d'efficacité des moteurs, de résistance des coques et de radar. La navigation par satellite a également révolutionné la durée pendant laquelle les navires de pêche peuvent rester en mer et les distances qu'ils parcourent.

La pêche industrielle a tellement progressé sur le plan technologique qu'elle est devenue un art plutôt qu'une science, une récolte plutôt qu'une chasse. Pour être compétitif, il faut des connaissances et d'énormes réserves de capitaux, que le Japon et les pays européens n'ont pas été en mesure de fournir au cours des dernières décennies. La Chine, elle, dispose de ces deux éléments, ainsi que d'une volonté farouche de rivaliser et de gagner. Sa politique de "mondialisation", lancée en 2001, a encouragé vigoureusement les entreprises chinoises à étendre leur présence à l'étranger, avec le soutien financier de l'État.

La Chine a augmenté la taille de sa flotte principalement grâce aux subventions de l'État, qui ont atteint 7 milliards de dollars par an en 2018. Cela fait de la Chine le plus grand contributeur au monde en matière de subventions à la pêche. La grande majorité de ces investissements a été consacrée à des dépenses telles que le carburant et le coût des nouveaux bateaux. Les chercheurs en océanographie considèrent que ces subventions sont néfastes, car elles augmentent la taille ou l'efficacité des flottes de pêche, ce qui contribue à épuiser des stocks de poissons déjà réduits. 

Le soutien du gouvernement chinois à sa flotte est vital. Enric Sala, directeur du projet Pristine Seas du National Geographic, a déclaré que plus de la moitié des activités de pêche en haute mer dans le monde ne seraient pas rentables sans ces subventions, et que la pêche au calmar à la turlutte (leure) est la moins rentable de tous les types de pêche en haute mer. 

La Chine soutient sa flotte avec plus de sept milliards de dollars de subventions par an, ainsi qu'avec un soutien logistique, de sécurité et de renseignement. Elle envoie par exemple, à ses navires de pêche au calmar un index numérique hebdomadaire qui fournit des informations actualisées sur la taille et l'emplacement des principales colonies de calamars dans le monde. Cela les aide à décider quand et où chasser leurs prises, et implique souvent qu'ils travaillent de manière coordonnée.

En juillet 2022, un journaliste a suivi un groupe d'environ 260 bateaux de pêche au calmar chinois qui sillonnaient une zone maritime située à 340 miles à l'ouest des îles Galápagos. Le Zhe Pu Yuan 98 fait partie de cette flotte. Ce navire pêchant des calamars sert également d'hôpital flottant et est équipé de deux médecins, d'une salle d'opération, d'une machine spécialisée pour effectuer des tests sanguins et de fonctionnalités de vidéoconférence à distance permettant de consulter des médecins en Chine. "Lorsque les membres de l'équipage sont malades, ils viennent sur notre navire", a déclaré le capitaine au journaliste par radio. 

« Nous les aidons à se soigner. » Capable de rester en mer pendant un an, le navire a été financé par les autorités de la pêche de la ville portuaire de Zhoushan. À un moment donné du voyage, le journaliste a vu le gros de la flotte lever l'ancre, presque simultanément, et se diriger ensemble vers un endroit situé à environ 115 miles (185 km) au sud-est.  « Ce type de coordination est atypique », m'a dit Ted Schmitt, directeur de Skylight, un programme de surveillance maritime. « Les navires de pêche des autres pays ne travailleraient pas ensemble sur ce type de projet ».

Purgatoire flottant

En décembre 2019, le Zhen Fa 7 avait traversé le Pacifique et pêchait près des îles Galápagos. Il passera les deux mois suivants à chasser le calmar dans les eaux internationales au large de la côte ouest de l'Amérique du Sud. Les zones de pêche près des îles Galápagos sont l'une des nombreuses grandes régions de haute mer que la flotte chinoise de pêche au calmar cible régulièrement, y compris une autre dans l'océan Atlantique Sud, près des îles Malouines, ainsi qu'une pêcherie dans la mer du Japon, dans les eaux coréennes.

De nombreux détails de cette histoire proviennent de rapports de voyages effectués dans ces régions entre 2019 et 2022. L'un de ces voyages, organisé en février 2022 par Sea Shepherd, un groupe de protection des océans, comprenait une invitation à monter à bord d'un navire de pêche au calmar chinois qui pêchait dans le Blue Hole, une pêcherie de calmar en haute mer très productive dans l'Atlantique Sud, près des Malouines. Le capitaine du navire, qui compte 31 membres d'équipage et dont la taille est similaire à celle du Zhen Fa 7, a autorisé les journalistes à se déplacer librement à condition qu'ils ne citent ni son nom ni celui de son navire.

L'ambiance à bord ressemblait à celle d'un purgatoire flottant. Le navire comptait une cinquantaine de "turluttes" suspendues de chaque côté, chacune actionnée par un moulinet automatique. Les membres de l'équipage postés sur le pont étaient chargés de surveiller deux ou trois bobines à la fois, pour s'assurer qu'elles ne se coinçaient pas. Les dents des hommes étaient jaunies par le tabagisme excessif, leur peau d'un jaune maladif, leurs mains déchirées et spongieuses à cause de l'équipement tranchant et de l'humidité perpétuelle. La plupart d'entre eux regardaient leur équipement avec un regard lointain, leur expression rappelant une citation du philosophe scythe Anacharsis, qui divisait les gens en trois catégories : les vivants, les morts et ceux qui sont en mer. 

Selon un rapport publié en 2020 par le ministère américain du travail, les squidders (pêcheur de calmar) chinois ont largement recours à la main-d'œuvre migrante et captive.  La situation est particulièrement désastreuse pour les Indonésiens. Lorsque l'Environmental Justice Foundation a interrogé 116 membres d'équipage indonésiens qui avaient travaillé entre septembre 2020 et août 2021 sur des navires chinois de pêche en eaux profondes, environ 97 % d'entre eux ont déclaré avoir été victimes d'une forme ou d'une autre de servitude pour dettes ou de confiscation de leur argent et de leurs papiers. 58 % ont déclaré avoir vu ou subi des violences physiques.

Aux côtés d'Aritonang sur le Zhen Fa 7, un autre Indonésien, Heri Kusmanto, est tombé malade en juin 2020. Ses jambes et ses pieds ont gonflé et sont devenus douloureux. Sans énergie, il a perdu l'appétit et la capacité de marcher. Les Indonésiens à bord ont supposé que la cause était qu'il avait mangé trop de nouilles et bu de l'eau sale, mais selon toute vraisemblance, il souffrait d'une maladie connue sous le nom de béribéri, causée par une carence en vitamine B1, également connue sous le nom de thiamine.

Parfois appelé "maladie du riz", le béribéri s'est historiquement déclaré sur les navires, dans les prisons, les asiles et les camps de migrants, partout où les régimes alimentaires étaient principalement constitués de riz poli ou blanc ou de farine de blé, deux sources très pauvres de thiamine. Lorsque le béribéri se déclare sur les navires, il est considéré comme un indicateur possible de négligence grave, car il agit lentement, peut être traité et est réversible, selon les médecins légistes.

Kusmanto a souvent été la cible de violences à bord. Son travail consistait à transporter des paniers lourds et pleins de calamars du pont supérieur jusqu'à la cale réfrigérée. Mais il commettait souvent des erreurs, ce qui provoquait la colère des officiers chinois, qui le battaient. "Il n'osait pas se défendre", raconte Fikran, un autre Indonésien. Pour éviter le chef, qui semblait le frapper régulièrement, Kusmanto sautait des repas et ne mangeait que du riz blanc, qu'il pouvait se servir lui-même en dehors des heures de travail. 

Les Indonésiens ont commencé à faire pression sur le capitaine pour qu'il laisse Kusmanto quitter le navire, même si le contrat utilisé par son agence de recrutement prévoyait de lourdes pénalités financières pour lui et sa famille s'il quittait le navire avant terme - une disposition, parmi d'autres dans le contrat, qui, selon les experts du travail, viole directement les lois contre le trafic d'êtres humains en vigueur aux États-Unis et en Indonésie.

Négligences mortelles

Les quartiers du capitaine sont situés en hauteur. Les officiers dorment à l'étage en dessous de lui, et les matelots chinois sous ce dernier. Les Indonésiens occupent les cales du navire. Aritonang vit avec cinq autres personnes dans une pièce traversée par des cordes à linge où sèchent des chaussettes et des serviettes, et parsemée de bouteilles d'alcool. Le capitaine distribuait gratuitement à chaque Indonésien deux boîtes de nouilles instantanées de la marque Supermi par semaine. Le coût des collations supplémentaires, du café, de l'alcool ou des cigarettes était déduit de leur salaire. Les Indonésiens recevaient 250 dollars par mois, ainsi qu'une prime de 20 dollars par tonne.

Lorsque le Zhen Fa 7 pêchait le calmar, le travail le plus intense avait lieu la nuit, de 17 heures à 7 heures du matin, selon un cycle de six heures de travail et six heures de repos. Mais ce n'était pas fait dans l'obscurité. Comme tous les pêcheurs, le navire était équipé de centaines d'ampoules électriques de la taille d'une boule de bowling, suspendues à des supports situés de part et d'autre du navire et utilisées pour attirer les calmars hors des profondeurs. 

Lorsque les calmars étaient remontés, la scène sur le pont ressemblait souvent à un atelier de réparation automobile très éclairé où une vidange avait terriblement mal tourné. Lorsqu'ils sont remontés à bord, les calmars projettent de l'encre noire violacée. Chaude et visqueuse, l'encre coagule en quelques minutes et recouvre toutes les surfaces d'un mucus glissant. Comme les calmars des grands fonds ont des niveaux élevés d'ammoniaque dans leurs tissus pour assurer leur flottabilité, l'air à bord sent fortement l'urine.

La violence à bord est fréquente. Le plus souvent, les officiers chinois et le maître d'équipage giflaient ou frappaient les matelots indonésiens pour des erreurs, des maladresses ou leur lenteur. Parfois, cependant, d'autres matelots chinois se joignaient à eux et les coups s'intensifiaient (coup de pied et piétinement) jusqu'à ce que d'autres Indonésiens interviennent.

En juillet, alors que l'état de santé de Kusmanto s'aggravait, le Zhen Fa 7 est tombé en panne à six reprises, éteignant son transpondeur contrairement à la législation chinoise et disparaissant de la circulation pendant 16 jours. Les capitaines de navires désactivent souvent leur transpondeur pour pêcher illégalement et sans être repérés dans des eaux comme celles de l'Équateur, où les navires chinois sont généralement interdits. Le fait que le navire ait disparu chaque fois qu'il était le plus proche des frontières maritimes de l'Équateur et du Pérou, parfois à seulement une demi-douzaine de miles de la frontière (maritime), est un indicateur que le navire était probablement en train de se livrer à une activité illégale, selon les recherches compilées par l'ambassade des États-Unis à Quito.

En décembre 2020, le Zhen Fa 7 quitte les environs des îles Galápagos, contourne la pointe sud de l'Amérique du Sud, traverse le détroit de Magellan et se dirige vers le nord jusqu'au Blue Hole, à environ 360 miles au-dessus des îles Malouines. A cet endroit, la pêche est abondante et le capitaine commence à faire travailler son équipage 24/24h. Fin janvier, Aritonang tombe gravement malade, atteint de béribéri, la même maladie que Kusmanto. Le blanc de ses yeux jaunit, ses jambes et ses pieds enflent et deviennent douloureux, il perd l'appétit et la capacité de marcher.

Les autres Indonésiens à bord ont supplié le capitaine de faire soigner Aritonang à terre, mais le capitaine a refusé. Plus tard, lorsqu'on lui a demandé d'expliquer le refus du capitaine, Anhar, ami et compagnon d'équipage d'Aritonang, a déclaré : "Il y avait encore beaucoup de calamars. Nous étions en pleine opération".

En février, Aritonang ne pouvait plus se tenir debout. Il gémissait de douleur et perdait connaissance par intermittence. Furieux, l'équipage indonésien a menacé de se mettre en grève. "Nous étions tous contre le capitaine", raconte Anhar. Le capitaine finit par céder le 2 mars et fait transférer Aritonang sur un pétrolier voisin, le Marlin, dont l'équipage le déposera six jours plus tard à Montevideo.

Mais il était déjà trop tard. Pendant plusieurs heures, les médecins des urgences ont lutté pour le maintenir en vie, tandis que Reyes attendait anxieusement dans le hall. Finalement, ils sont sortis des urgences pour lui annoncer qu'il était mort.

Un jour plus tard, le médecin légiste local a procédé à une autopsie. "L'autopsie a révélé une situation de maltraitance physique." Nicolas Potrie, qui dirige le consulat indonésien dans la ville, se souvient avoir reçu un appel de Mirta Morales, le procureur qui a enquêté sur le cas d'Aritonang, et lui avoir dit : "Nous devons continuer à essayer de comprendre ce qui s'est passé. Ces marques, tout le monde les a vues". Mirta Morales a refusé de dire si l'enquête était classée, mais elle a ajouté que, comme pour la plupart des crimes en mer, elle ne disposait que de très peu d'informations pour travailler.

Acheter le silence

Le 22 avril, le corps d'Aritonang a été transporté par avion de Montevideo à Jakarta. Le lendemain, il a été transporté en ambulance jusqu'à la maison familiale, à la campagne, où une foule solennelle de villageois s'est massée le long de la route pour lui rendre hommage. Fatieli Halawa, le pasteur du village, se souvient que la mère d'Aritonang a poussé un cri puis s'est évanouie en voyant le cercueil en bois brillant surmonté d'une figurine de Jésus. La province d'Aritonang est musulmane à plus de 95 %, mais le défunt était chrétien et assistait à la messe chaque semaine. La famille a choisi de ne pas ouvrir le cercueil.

Les funérailles ont eu lieu le lendemain, en présence d'environ 75 personnes. L'après-midi était chaude et humide. Aritonang a été enterré à quelques mètres de son père, dans une concession située non loin de son église, au bord d'une route. Sa pierre tombale était constituée de deux lattes de bois jointes pour former une grande croix, sur laquelle figuraient son nom, les dates de sa naissance et de son décès, ainsi que les lettres RIP. Cette nuit-là, un fonctionnaire de l'agence de recrutement d'Aritonang a rendu visite à la famille à leur domicile pour discuter d'un "accord de paix". Anhar a déclaré que la famille avait fini par accepter un règlement de 200 millions de rupiahs, soit environ 13 000 dollars. La famille était réticente à parler des événements survenus sur le navire. Beben, le frère d'Aritonang, a déclaré qu'il ne voulait pas que sa famille ait des ennuis et que parler de l'affaire pourrait causer des problèmes à sa mère.  "Nous, la famille de Daniel, avons fait la paix avec les gens du bateau et l'avons laissé partir."

À plus de 9 000 milles de distance, le Zhen Fa 7 entame bientôt son long voyage de retour. En mai 2021, il a atteint Singapour, où il a débarqué le reste de son équipage indonésien, qui n'avait pas mis pied à terre depuis près de deux ans. Le navire est enfin retourné à Shandong, où il a déchargé 330 tonnes de calamars, dont les registres portuaires indiquaient qu'ils étaient destinés à l'exportation. 

Grâce aux registres d'exportation, au suivi par satellite et à la surveillance directe dans le port de Shidao, nous avons relié le Zhen Fa 7 à au moins six usines de transformation en Chine qui exportent d'importants volumes de calamars vers des importateurs américains. Ces importateurs fournissent des produits de la mer à des détaillants, des chaînes de restauration et des entreprises de services alimentaires, dont Kroger, Costco, H Mart, Safeway et Performance Food Group. Toutes ces entreprises, à l'exception d'une seule, ont refusé de répondre aux questions concernant leur approvisionnement en produits de la mer et leurs liens avec les crimes, y compris ceux du Zhen Fa 7. Dans un courriel, le propriétaire du Zhen Fa 7, Rongcheng Wangdao Ocean Aquatic Products Co. Ltd. a refusé de commenter la mort d'Aritonang, mais a déclaré qu'il n'avait trouvé aucune preuve de plaintes de l'équipage concernant leurs conditions de vie ou de travail sur le navire. La société a ajouté qu'elle avait confié l'affaire à la China Overseas Fisheries Association, qui réglemente le secteur. Les questions soumises à cette agence sont restées sans réponse.

Le 10 avril 2022, un an après la mort d'Aritonang, sa mère, Sihombing, s'est assise sur un tapis imprimé léopard dans son salon avec Leonardo, son autre fils. Sihombing s'est excusée en disant qu'elle n'avait aucun meuble et aucun endroit autre que le sol pour permettre à un invité de s'asseoir. La maison a été réparée avec l'argent de la colonie, selon le chef du village ; en fin de compte, Aritonang a réussi à remettre en état la maison de ses parents. Interrogée sur Daniel, Sihombing se met à pleurer. "Vous pouvez voir comment je suis maintenant", finit-elle par dire. 

"Ne sois pas triste", dit Leonardo, essayant patiemment de consoler sa mère. "C'était son heure."

This story was produced by The Outlaw Ocean Project, a nonprofit journalism organization in Washington, D.C. Reporting and writing was contributed by Ian Urbina, Joe Galvin, Maya Martin, Susan Ryan, Daniel Murphy and Austin Brush.

ENTRAIDE

VOTRE DOSE D'INSPIRATION ET DE POSITIF

DATE :

1 novembre 2023

DURÉE :

10 minutes
CONTENU GRATUIT

Comment la Chine ravage les océans : la nouvelle enquête de Ian Urbina

Le choix de la rédaction :

VAKITA est fier d'être partenaire du journaliste d'investigation Ian Urbina, directeur de The Outlaw Ocean Project, une organisation de journalisme à but non lucratif qui enquête sur les crimes environnementaux et des droits de l'homme en mer.

Il y a quelques mois, Ian Urbina nous a choisi VAKITA pour diffuser en France sa série événement "La Jungle des Océans", une plongée dans les eaux troubles des eaux internationales où se croisent pêche illégale, mercenaires et défenseurs acharnés de l'environnement. 

Aujourd'hui, nous avons l'honneur de diffuser sa nouvelle investigation sur les ravages de la pêche chinoise dans les océans. Au cours des dernières décennies, l'empire du Milieu s'est imposé comme une superpuissance mondiale des produits de la mer. Une transformation qui a un coût environnemental et humain terrible : pillage de ressources halieutiques, travail forcé, mort à bord des navires-usines...

Chaque semaine, VAKITA diffusera gratuitement un nouvel épisode vidéo de cette enquête hors norme, accompagné d'un article signé par Ian Urbina pour approfondir le sujet, comme suit.

Superpuissance de la pêche : la Chine exploite les hommes et les océans 

MONTEVIDEO, Uruguay - Au petit matin du 8 mars 2021, un petit bateau gonflable propulsé par un moteur hors-bord est entré clandestinement dans le plus grand port du pays afin d'y débarquer un matelot mourant, et s'est ensuite éloigné à toute allure.

Le matelot, un maigre Indonésien de 20 ans nommé Daniel Aritonang, avait passé un an et demi en mer, travaillant sur un navire de pêche au calmar chinois appelé le Zhen Fa 7. Ce jour-là, il a été abandonné sur les quais, à peine conscient, avec deux yeux au beurre noir, des ecchymoses sur les côtés du torse et des marques de corde autour du cou. Ses pieds et ses mains étaient boursouflés, de la taille d'un melon.

Les ambulanciers ont placé Aritonang dans une ambulance et l'ont emmené d'urgence à l'hôpital le plus proche. Jesica Reyes, une interprète locale, a été appelée et lorsqu'elle est arrivée, elle a trouvé Aritonang à l'intérieur de l'ambulance. Il lui a raconté qu'il avait été battu, étouffé et privé de nourriture pendant des jours. Alors que les médecins l'emmenaient aux urgences, il s'est mis à pleurer et à trembler. Il lui a demandé : "S'il vous plaît, où sont mes amis ?", avant de murmurer : "J'ai peur."

Une flotte de 6 500 navires

Montevideo, l'un des ports les plus actifs au monde, est très prisé par les navires chinois de pêche au calmar. Ces dernières années, plusieurs centaines d'entre eux ont ciblé la pêche abondante en haute mer au large de la côte sud-est de l'Amérique du Sud. Les navires sont attirés vers Montevideo pour se ravitailler en carburant, effectuer des réparations et se réapprovisionner. Cela s'explique en partie par les coûts trop élevés ou la non-accessibilité aux ports brésiliens, argentins et des îles Malouines.

Une grande partie de l'équipage des navires chinois est indonésien, et lorsqu'ils arrivent à Montevideo morts, blessés ou malades, les autorités portuaires contactent Reyes, qui est l'une des seules interprètes de la ville à parler le bahasa, la langue officielle de l'Indonésie. Souvent, elle reçoit des appels pour s'occuper des familles des travailleurs décédés. Au cours des dix dernières années, un cadavre a été déposé en moyenne tous les deux mois dans ce port, la plupart du temps en provenance de navires chinois spécialisés dans la pêche au calmar.

En acceptant le poste sur le Zhen Fa 7, Aritonang a pris part à ce qui est pourrait être la plus grande opération maritime que le monde ait jamais connue. Alimentée par l'appétit croissant et insatiable du monde pour les produits de la mer, la Chine a considérablement élargi son champ d'action en haute mer, avec une flotte de pêche en eaux profondes comptant pas moins de 6 500 navires, soit plus du double de son concurrent international le plus proche. La Chine possède ou gère également des installations dans plus de 90 ports à travers le monde et a acquis des alliances politiques, en particulier dans les pays côtiers d'Amérique du Sud et d'Afrique de l'Ouest. Elle est devenue la superpuissance incontestée des produits de la mer à travers le monde.

Mais la suprématie de la Chine en mer s'est accompagnée d'un coût humain et environnemental élevé. La pêche est considérée comme le métier le plus meurtrier au monde et, à bien des égards, les bateaux de pêche au calmar chinois sont parmi les plus brutaux. La servitude pour dettes, le trafic d'êtres humains, la violence, la négligence criminelle, les accidents prévisibles et les décès sont monnaie courante dans cette flotte. Les autorités américaines chargées du travail affirment que les bateaux de pêche au calmar chinois, qui constituent aujourd'hui l'essentiel de la flotte de pêche en eaux profondes du pays, sont très susceptibles d'avoir recours au travail forcé.

Ils sont également considérés comme le plus grand pourvoyeur de pêche illégale au monde. Une étude de 2022 sur les incidents de pêche illégale survenus entre 1980 et 2019, commandée par le Parlement européen, a révélé que près de la moitié des cas, pour lesquels le type/modèle de navire a été identifié, ont été commis par des navires de pêche au calmar.

La pêche au service d'intérêts stratégiques

Par rapport à d'autres pays, la Chine s'est montrée non seulement moins réceptive aux réglementations internationales et à la pression des médias en matière de droits du travail ou de préservation des océans, mais aussi moins transparente en ce qui concerne ses bateaux de pêche et ses usines de transformation, a déclaré Sally Yozell, directrice du programme de sécurité environnementale au Stimson Center, un organisme de recherche situé à Washington, D.C. Étant donné qu'une grande partie du poisson consommé aux États-Unis est pêché ou transformé en Chine, il est particulièrement difficile pour les entreprises de savoir si les produits qu'elles vendent sont issus de la pêche illégale ou lié au non-respect et à la violation des droits de l'homme.

Pour la Chine, cette vaste armada a une grande valeur qui va au-delà du simple maintien de son statut de superpuissance des produits de la mer. Elle aide également le pays à créer des emplois, à gagner de l'argent et à nourrir sa classe moyenne grandissante. À l'étranger, la flotte forge de nouvelles routes commerciales, fait jouer ses atouts politiques, fait valoir ses revendications territoriales et accroît l'influence politique de la Chine dans le monde en développement.

"De nombreux pays se livrent à des pratiques de pêche destructrices, mais la Chine se distingue par la taille de sa flotte et par le fait qu'elle l'utilise pour des ambitions géopolitiques", a déclaré Ian Ralby, PDG d'I.R. Consilium, un cabinet de conseil international spécialisé dans la sécurité maritime. "Personne d'autre n'a le même degré de contrôle étatique dans ce secteur, personne d'autre n'a une loi qui oblige ses navires de pêche à recueillir activement des renseignements et à les transmettre au gouvernement, et personne d'autre n'envahit aussi activement les eaux d'autres pays".

Le Zhen Fa 7 a commencé son voyage le 29 août 2019 en quittant le port de Shidao, dans la province chinoise de Shandong, et en naviguant vers le port de Busan, en Corée du Sud, afin de récupérer son équipage indonésien. 

C'était une période festive. La dernière semaine d'août marque le début de la saison de pêche d'automne en Chine et voit chaque année plus de 20 000 navires partir vers des eaux proches ou lointaines. Au milieu des feux d'artifice et des tambours, les villageois de la côte de Shidao ont accroché des drapeaux rouges aux bateaux de pêche pour célébrer l'espoir d'une bonne pêche. Trois jours après le départ du Zhen Fa 7, un journal provincial déclarait en gros titre : "Ouvrez la mer ! Ouvrons notre appétit et mangeons des produits de la mer."

Daniel Aritonang a travaillé dur pour obtenir un poste à bord. Après avoir décroché son diplôme au lycée, en 2018, il a eu du mal à trouver du travail. Le taux de chômage en Indonésie est élevé : plus de 5,5 % au niveau national et plus de 16 % chez les jeunes. Le changement climatique n'a fait qu'aggraver la situation, car bon nombre des 17 000 îles du pays sont en train de sombrer. La maison d'Aritonang se trouve à environ 100 yards (moins de 100 mètres) de l'océan Indien. Son village perd sa côte à cause de l'élévation du niveau de la mer, à raison de dix à quinze mètres par an en moyenne.

Aussi, lorsque Anhar, un ami local, a proposé qu'ils partent tous les deux à l'étranger sur un bateau de pêche, Aritonang a accepté. Ses amis et sa famille ont été surpris par sa décision, car les exigences du travail étaient très élevées et le salaire très bas. Mais un travail est un travail, et Anhar et lui en avaient désespérément besoin. "À terre, on me demande mes compétences". Anhar se souvient des raisons qui l'ont poussé à prendre la mer. "Pour être honnête, je n'en ai aucune."

Au cours de l'été 2019, Aritonang et Anhar ont contacté PT Bahtera Agung Samudra, une agence de "recrutement" basée dans le centre de Java. Dans le monde maritime, les agences de recrutement fournissent des travailleurs aux navires de pêche et s'occupent de tout, des chèques de paie aux contrats de travail, en passant par les billets d'avion, les frais de port et le traitement des visas. Ces agences sont mal réglementées, fréquemment abusives et ont été associées au trafic d'êtres humains. Le 5 juillet 2019, conformément aux instructions de l'agence, Aritonang et Anhar ont pris un bateau pour Java et se sont ensuite rendus à Tegal. Là, ils ont passé un examen médical et déposé leurs passeports et leurs documents bancaires, ainsi que plusieurs photos et copies de leurs actes de naissance. (PT Bahtera n'a pas de licence d'exploitation, selon les registres du gouvernement, et n'a pas répondu à nos sollicitations).

Pendant les deux mois suivants, ils ont attendu à Tegal la réponse à leur demande d'emploi. L'argent vient à manquer. Par l'intermédiaire de Messenger (Facebook), Aritonang a écrit à son ami Firmandes Nugraha pour lui demander de l'aide afin de payer la nourriture. Nugraha l'a incité à rentrer chez lui. "Tu ne sais même pas nager", lui a rappelé Nugraha. Les affectations ont fini par arriver et, le 1er septembre, Aritonang est apparu sur une publication/photo Facebook avec d'autres Indonésiens qui attendaient à Busan d'embarquer sur leurs bateaux de pêche. "Il s'agit simplement d'un groupe de personnes sans grande expérience, désireuses de réussir et d'avoir un avenir prometteur", a déclaré Aritonang.

 Ce jour-là, Aritonang et Anhar sont montés à bord du Zhen Fa 7, qui a traversé le Pacifique. Ils étaient 30 hommes : 20 de Chine et les 10 restants d'Indonésie.

Des milliards de dollars investis

Au cours des dernières décennies, les Chinois ont établi une solide présence sur les océans du monde entier. L'effort a commencé en 1985, lorsque la China National Fisheries Corporation (CNFC) a envoyé 13 chalutiers avec un équipage de 223 hommes afin de travailler sur la côte de la Guinée-Bissau, en Afrique de l'Ouest. Une vidéo promotionnelle sur la première flotte décrivait l'équipage (« 223 courageux pionniers fendant les vagues ») comme partant pour un voyage de 10 000 miles (16 000 km) vers l'Afrique qui devait durer 50 jours.

Lors du déploiement de la flotte, une cérémonie militaire a été organisée au port de Mawei, à Fuzhou, dans la province de Fujian, en présence de plus d'un millier de personnes, y compris des élites du Parti. Au cours de la cérémonie, un dirigeant d'une société de pêche a expliqué que l'objectif de la flotte était de promouvoir un climat de bonne volonté à l'étranger, de montrer au monde la persévérance et le travail acharné des Chinois, et de « s'efforcer de remporter la victoire dans leur première bataille ».

Aujourd'hui, la CNFC, qui est gérée par l'État, est la plus grande société de pêche en haute mer du monde, et le Zhen Fa 7, où Aritonang s'est retrouvé, est l'un des centaines de navires de pêche qui approvisionnent la société. La CNFC constitue le noyau qui relie une grande partie de l'industrie, y compris les navires les plus controversés. Elle possède plus de 250 bateaux de pêche et navires de ravitaillement, au moins 6 usines de transformation des produits de la mer ou entrepôts frigorifiques, et plus de 15 navires frigorifiques, ou reefers (conteneurs frigorifiques), qui ramènent les prises à terre.

Pendant la majeure partie du XXe siècle, la pêche en haute mer a été dominée par trois pays : l'Union soviétique, le Japon et l'Espagne. La taille de ces flottes a chuté après l'effondrement de l'Union soviétique, en 1989. L'augmentation des normes de travail et des normes environnementales a rendu la concurrence du Japon et des pays européens plus coûteuse sur le marché international des produits de la mer. Mais durant cette période, la Chine a envoyé davantage de navires à travers le monde, et ces navires ont pêché davantage de produits de la mer. La Chine a investi des milliards de dollars dans sa flotte et a profité des nouvelles technologies - ainsi que du déclin de l'Union soviétique - pour s'imposer dans un secteur très lucratif. La Chine a également tenté de renforcer son autonomie en construisant ses propres usines de transformation, ses entrepôts frigorifiques et ses ports de pêche à l'étranger.

Ces efforts ont été couronnés de succès au-delà de toute prévision. La Chine est devenue la superpuissance mondiale incontestée en matière de produits de la mer. En 1988, elle a pêché pour 198 millions de livres sterling de produits de la mer ; en 2020, elle en aura pêché pour 5 milliards. Aucun autre pays ne se rapproche de ces chiffres. Les analystes politiques, en particulier en Occident, estiment que le fait qu'un seul pays contrôle une ressource mondiale aussi précieuse que les produits de la mer, crée un déséquilibre de pouvoir dangereux.

Les analystes de la marine et les défenseurs des océans craignent également que la Chine n'étende son emprise maritime de manière à compromettre la sécurité alimentaire mondiale, à éroder le droit international et à exacerber les tensions militaires. Les responsables américains sont particulièrement inquiets - et enclins à alimenter le discours alarmiste international sur la question - parce que les États-Unis sont en guerre commerciale avec la Chine. Les États-Unis sont également le premier importateur mondial de produits de la mer, la Chine étant leur principal fournisseur.

Ian Ralby, PDG d'I.R. Consilium, une société de recherche sur la sécurité maritime, a déclaré qu'à travers sa flotte de pêche en eaux profondes, la Chine s'efforce d'établir une souveraineté de facto sur les eaux internationales, en s'appuyant sur un concept juridique terrestre appelé "possession adverse", qui, en substance, accorde des droits de propriété à toute personne qui occupe et contrôle une zone suffisamment longtemps. Ce concept s'apparente aux "droits des squatters", c'est-à-dire à l'idée que la possession constitue les neuf dixièmes du droit. La signature récente par 193 pays d'un traité sur la biodiversité en haute mer, qui vise à protéger à terme 30 % des océans de la planète, n'est pas de nature à faire changer la Chine d'avis. "La Chine pense probablement qu'avec le temps, la présence de sa flotte de pêche en haute mer se transformera en un certain degré de contrôle souverain sur ces eaux et les ressources qui s'y trouvent", a déclaré M. Ralby. "Étant donné que 70 % de la planète est recouverte d'eau, tout effort d'un État pour établir des droits et des intérêts sur les biens communs mondiaux devrait être une source de préoccupation."

Revendication territoriale

Selon Greg Poling, chercheur au Center for Strategic and International Studies, il y a un autre problème : Tous les navires de pêche chinois ne pêchent pas réellement. Des centaines d'entre eux servent plutôt de milice civile pour faire valoir des revendications territoriales auprès d'autres pays. Nombre de ces revendications concernent les réserves de pétrole et de gaz des fonds marins. S'approprier la mer de Chine méridionale, par exemple, s'inscrit dans le même projet historique pour les Chinois que de prendre le contrôle de Hong Kong et de Taïwan. L'objectif est de récupérer les territoires "perdus" et de restaurer la gloire passée de la Chine.

La domination de la Chine intervient à un moment où la demande mondiale de produits de la mer n'a jamais été aussi forte. Les produits de la mer sont la dernière grande source de protéines sauvages au monde et constituent une forme de subsistance essentielle pour une grande partie de la planète. Au cours des 50 dernières années, la consommation mondiale de produits de la mer a plus que quintuplé et l'industrie, menée par la Chine, a satisfait cet appétit grâce à des avancées technologiques en matière de réfrigération, d'efficacité des moteurs, de résistance des coques et de radar. La navigation par satellite a également révolutionné la durée pendant laquelle les navires de pêche peuvent rester en mer et les distances qu'ils parcourent.

La pêche industrielle a tellement progressé sur le plan technologique qu'elle est devenue un art plutôt qu'une science, une récolte plutôt qu'une chasse. Pour être compétitif, il faut des connaissances et d'énormes réserves de capitaux, que le Japon et les pays européens n'ont pas été en mesure de fournir au cours des dernières décennies. La Chine, elle, dispose de ces deux éléments, ainsi que d'une volonté farouche de rivaliser et de gagner. Sa politique de "mondialisation", lancée en 2001, a encouragé vigoureusement les entreprises chinoises à étendre leur présence à l'étranger, avec le soutien financier de l'État.

La Chine a augmenté la taille de sa flotte principalement grâce aux subventions de l'État, qui ont atteint 7 milliards de dollars par an en 2018. Cela fait de la Chine le plus grand contributeur au monde en matière de subventions à la pêche. La grande majorité de ces investissements a été consacrée à des dépenses telles que le carburant et le coût des nouveaux bateaux. Les chercheurs en océanographie considèrent que ces subventions sont néfastes, car elles augmentent la taille ou l'efficacité des flottes de pêche, ce qui contribue à épuiser des stocks de poissons déjà réduits. 

Le soutien du gouvernement chinois à sa flotte est vital. Enric Sala, directeur du projet Pristine Seas du National Geographic, a déclaré que plus de la moitié des activités de pêche en haute mer dans le monde ne seraient pas rentables sans ces subventions, et que la pêche au calmar à la turlutte (leure) est la moins rentable de tous les types de pêche en haute mer. 

La Chine soutient sa flotte avec plus de sept milliards de dollars de subventions par an, ainsi qu'avec un soutien logistique, de sécurité et de renseignement. Elle envoie par exemple, à ses navires de pêche au calmar un index numérique hebdomadaire qui fournit des informations actualisées sur la taille et l'emplacement des principales colonies de calamars dans le monde. Cela les aide à décider quand et où chasser leurs prises, et implique souvent qu'ils travaillent de manière coordonnée.

En juillet 2022, un journaliste a suivi un groupe d'environ 260 bateaux de pêche au calmar chinois qui sillonnaient une zone maritime située à 340 miles à l'ouest des îles Galápagos. Le Zhe Pu Yuan 98 fait partie de cette flotte. Ce navire pêchant des calamars sert également d'hôpital flottant et est équipé de deux médecins, d'une salle d'opération, d'une machine spécialisée pour effectuer des tests sanguins et de fonctionnalités de vidéoconférence à distance permettant de consulter des médecins en Chine. "Lorsque les membres de l'équipage sont malades, ils viennent sur notre navire", a déclaré le capitaine au journaliste par radio. 

« Nous les aidons à se soigner. » Capable de rester en mer pendant un an, le navire a été financé par les autorités de la pêche de la ville portuaire de Zhoushan. À un moment donné du voyage, le journaliste a vu le gros de la flotte lever l'ancre, presque simultanément, et se diriger ensemble vers un endroit situé à environ 115 miles (185 km) au sud-est.  « Ce type de coordination est atypique », m'a dit Ted Schmitt, directeur de Skylight, un programme de surveillance maritime. « Les navires de pêche des autres pays ne travailleraient pas ensemble sur ce type de projet ».

Purgatoire flottant

En décembre 2019, le Zhen Fa 7 avait traversé le Pacifique et pêchait près des îles Galápagos. Il passera les deux mois suivants à chasser le calmar dans les eaux internationales au large de la côte ouest de l'Amérique du Sud. Les zones de pêche près des îles Galápagos sont l'une des nombreuses grandes régions de haute mer que la flotte chinoise de pêche au calmar cible régulièrement, y compris une autre dans l'océan Atlantique Sud, près des îles Malouines, ainsi qu'une pêcherie dans la mer du Japon, dans les eaux coréennes.

De nombreux détails de cette histoire proviennent de rapports de voyages effectués dans ces régions entre 2019 et 2022. L'un de ces voyages, organisé en février 2022 par Sea Shepherd, un groupe de protection des océans, comprenait une invitation à monter à bord d'un navire de pêche au calmar chinois qui pêchait dans le Blue Hole, une pêcherie de calmar en haute mer très productive dans l'Atlantique Sud, près des Malouines. Le capitaine du navire, qui compte 31 membres d'équipage et dont la taille est similaire à celle du Zhen Fa 7, a autorisé les journalistes à se déplacer librement à condition qu'ils ne citent ni son nom ni celui de son navire.

L'ambiance à bord ressemblait à celle d'un purgatoire flottant. Le navire comptait une cinquantaine de "turluttes" suspendues de chaque côté, chacune actionnée par un moulinet automatique. Les membres de l'équipage postés sur le pont étaient chargés de surveiller deux ou trois bobines à la fois, pour s'assurer qu'elles ne se coinçaient pas. Les dents des hommes étaient jaunies par le tabagisme excessif, leur peau d'un jaune maladif, leurs mains déchirées et spongieuses à cause de l'équipement tranchant et de l'humidité perpétuelle. La plupart d'entre eux regardaient leur équipement avec un regard lointain, leur expression rappelant une citation du philosophe scythe Anacharsis, qui divisait les gens en trois catégories : les vivants, les morts et ceux qui sont en mer. 

Selon un rapport publié en 2020 par le ministère américain du travail, les squidders (pêcheur de calmar) chinois ont largement recours à la main-d'œuvre migrante et captive.  La situation est particulièrement désastreuse pour les Indonésiens. Lorsque l'Environmental Justice Foundation a interrogé 116 membres d'équipage indonésiens qui avaient travaillé entre septembre 2020 et août 2021 sur des navires chinois de pêche en eaux profondes, environ 97 % d'entre eux ont déclaré avoir été victimes d'une forme ou d'une autre de servitude pour dettes ou de confiscation de leur argent et de leurs papiers. 58 % ont déclaré avoir vu ou subi des violences physiques.

Aux côtés d'Aritonang sur le Zhen Fa 7, un autre Indonésien, Heri Kusmanto, est tombé malade en juin 2020. Ses jambes et ses pieds ont gonflé et sont devenus douloureux. Sans énergie, il a perdu l'appétit et la capacité de marcher. Les Indonésiens à bord ont supposé que la cause était qu'il avait mangé trop de nouilles et bu de l'eau sale, mais selon toute vraisemblance, il souffrait d'une maladie connue sous le nom de béribéri, causée par une carence en vitamine B1, également connue sous le nom de thiamine.

Parfois appelé "maladie du riz", le béribéri s'est historiquement déclaré sur les navires, dans les prisons, les asiles et les camps de migrants, partout où les régimes alimentaires étaient principalement constitués de riz poli ou blanc ou de farine de blé, deux sources très pauvres de thiamine. Lorsque le béribéri se déclare sur les navires, il est considéré comme un indicateur possible de négligence grave, car il agit lentement, peut être traité et est réversible, selon les médecins légistes.

Kusmanto a souvent été la cible de violences à bord. Son travail consistait à transporter des paniers lourds et pleins de calamars du pont supérieur jusqu'à la cale réfrigérée. Mais il commettait souvent des erreurs, ce qui provoquait la colère des officiers chinois, qui le battaient. "Il n'osait pas se défendre", raconte Fikran, un autre Indonésien. Pour éviter le chef, qui semblait le frapper régulièrement, Kusmanto sautait des repas et ne mangeait que du riz blanc, qu'il pouvait se servir lui-même en dehors des heures de travail. 

Les Indonésiens ont commencé à faire pression sur le capitaine pour qu'il laisse Kusmanto quitter le navire, même si le contrat utilisé par son agence de recrutement prévoyait de lourdes pénalités financières pour lui et sa famille s'il quittait le navire avant terme - une disposition, parmi d'autres dans le contrat, qui, selon les experts du travail, viole directement les lois contre le trafic d'êtres humains en vigueur aux États-Unis et en Indonésie.

Négligences mortelles

Les quartiers du capitaine sont situés en hauteur. Les officiers dorment à l'étage en dessous de lui, et les matelots chinois sous ce dernier. Les Indonésiens occupent les cales du navire. Aritonang vit avec cinq autres personnes dans une pièce traversée par des cordes à linge où sèchent des chaussettes et des serviettes, et parsemée de bouteilles d'alcool. Le capitaine distribuait gratuitement à chaque Indonésien deux boîtes de nouilles instantanées de la marque Supermi par semaine. Le coût des collations supplémentaires, du café, de l'alcool ou des cigarettes était déduit de leur salaire. Les Indonésiens recevaient 250 dollars par mois, ainsi qu'une prime de 20 dollars par tonne.

Lorsque le Zhen Fa 7 pêchait le calmar, le travail le plus intense avait lieu la nuit, de 17 heures à 7 heures du matin, selon un cycle de six heures de travail et six heures de repos. Mais ce n'était pas fait dans l'obscurité. Comme tous les pêcheurs, le navire était équipé de centaines d'ampoules électriques de la taille d'une boule de bowling, suspendues à des supports situés de part et d'autre du navire et utilisées pour attirer les calmars hors des profondeurs. 

Lorsque les calmars étaient remontés, la scène sur le pont ressemblait souvent à un atelier de réparation automobile très éclairé où une vidange avait terriblement mal tourné. Lorsqu'ils sont remontés à bord, les calmars projettent de l'encre noire violacée. Chaude et visqueuse, l'encre coagule en quelques minutes et recouvre toutes les surfaces d'un mucus glissant. Comme les calmars des grands fonds ont des niveaux élevés d'ammoniaque dans leurs tissus pour assurer leur flottabilité, l'air à bord sent fortement l'urine.

La violence à bord est fréquente. Le plus souvent, les officiers chinois et le maître d'équipage giflaient ou frappaient les matelots indonésiens pour des erreurs, des maladresses ou leur lenteur. Parfois, cependant, d'autres matelots chinois se joignaient à eux et les coups s'intensifiaient (coup de pied et piétinement) jusqu'à ce que d'autres Indonésiens interviennent.

En juillet, alors que l'état de santé de Kusmanto s'aggravait, le Zhen Fa 7 est tombé en panne à six reprises, éteignant son transpondeur contrairement à la législation chinoise et disparaissant de la circulation pendant 16 jours. Les capitaines de navires désactivent souvent leur transpondeur pour pêcher illégalement et sans être repérés dans des eaux comme celles de l'Équateur, où les navires chinois sont généralement interdits. Le fait que le navire ait disparu chaque fois qu'il était le plus proche des frontières maritimes de l'Équateur et du Pérou, parfois à seulement une demi-douzaine de miles de la frontière (maritime), est un indicateur que le navire était probablement en train de se livrer à une activité illégale, selon les recherches compilées par l'ambassade des États-Unis à Quito.

En décembre 2020, le Zhen Fa 7 quitte les environs des îles Galápagos, contourne la pointe sud de l'Amérique du Sud, traverse le détroit de Magellan et se dirige vers le nord jusqu'au Blue Hole, à environ 360 miles au-dessus des îles Malouines. A cet endroit, la pêche est abondante et le capitaine commence à faire travailler son équipage 24/24h. Fin janvier, Aritonang tombe gravement malade, atteint de béribéri, la même maladie que Kusmanto. Le blanc de ses yeux jaunit, ses jambes et ses pieds enflent et deviennent douloureux, il perd l'appétit et la capacité de marcher.

Les autres Indonésiens à bord ont supplié le capitaine de faire soigner Aritonang à terre, mais le capitaine a refusé. Plus tard, lorsqu'on lui a demandé d'expliquer le refus du capitaine, Anhar, ami et compagnon d'équipage d'Aritonang, a déclaré : "Il y avait encore beaucoup de calamars. Nous étions en pleine opération".

En février, Aritonang ne pouvait plus se tenir debout. Il gémissait de douleur et perdait connaissance par intermittence. Furieux, l'équipage indonésien a menacé de se mettre en grève. "Nous étions tous contre le capitaine", raconte Anhar. Le capitaine finit par céder le 2 mars et fait transférer Aritonang sur un pétrolier voisin, le Marlin, dont l'équipage le déposera six jours plus tard à Montevideo.

Mais il était déjà trop tard. Pendant plusieurs heures, les médecins des urgences ont lutté pour le maintenir en vie, tandis que Reyes attendait anxieusement dans le hall. Finalement, ils sont sortis des urgences pour lui annoncer qu'il était mort.

Un jour plus tard, le médecin légiste local a procédé à une autopsie. "L'autopsie a révélé une situation de maltraitance physique." Nicolas Potrie, qui dirige le consulat indonésien dans la ville, se souvient avoir reçu un appel de Mirta Morales, le procureur qui a enquêté sur le cas d'Aritonang, et lui avoir dit : "Nous devons continuer à essayer de comprendre ce qui s'est passé. Ces marques, tout le monde les a vues". Mirta Morales a refusé de dire si l'enquête était classée, mais elle a ajouté que, comme pour la plupart des crimes en mer, elle ne disposait que de très peu d'informations pour travailler.

Acheter le silence

Le 22 avril, le corps d'Aritonang a été transporté par avion de Montevideo à Jakarta. Le lendemain, il a été transporté en ambulance jusqu'à la maison familiale, à la campagne, où une foule solennelle de villageois s'est massée le long de la route pour lui rendre hommage. Fatieli Halawa, le pasteur du village, se souvient que la mère d'Aritonang a poussé un cri puis s'est évanouie en voyant le cercueil en bois brillant surmonté d'une figurine de Jésus. La province d'Aritonang est musulmane à plus de 95 %, mais le défunt était chrétien et assistait à la messe chaque semaine. La famille a choisi de ne pas ouvrir le cercueil.

Les funérailles ont eu lieu le lendemain, en présence d'environ 75 personnes. L'après-midi était chaude et humide. Aritonang a été enterré à quelques mètres de son père, dans une concession située non loin de son église, au bord d'une route. Sa pierre tombale était constituée de deux lattes de bois jointes pour former une grande croix, sur laquelle figuraient son nom, les dates de sa naissance et de son décès, ainsi que les lettres RIP. Cette nuit-là, un fonctionnaire de l'agence de recrutement d'Aritonang a rendu visite à la famille à leur domicile pour discuter d'un "accord de paix". Anhar a déclaré que la famille avait fini par accepter un règlement de 200 millions de rupiahs, soit environ 13 000 dollars. La famille était réticente à parler des événements survenus sur le navire. Beben, le frère d'Aritonang, a déclaré qu'il ne voulait pas que sa famille ait des ennuis et que parler de l'affaire pourrait causer des problèmes à sa mère.  "Nous, la famille de Daniel, avons fait la paix avec les gens du bateau et l'avons laissé partir."

À plus de 9 000 milles de distance, le Zhen Fa 7 entame bientôt son long voyage de retour. En mai 2021, il a atteint Singapour, où il a débarqué le reste de son équipage indonésien, qui n'avait pas mis pied à terre depuis près de deux ans. Le navire est enfin retourné à Shandong, où il a déchargé 330 tonnes de calamars, dont les registres portuaires indiquaient qu'ils étaient destinés à l'exportation. 

Grâce aux registres d'exportation, au suivi par satellite et à la surveillance directe dans le port de Shidao, nous avons relié le Zhen Fa 7 à au moins six usines de transformation en Chine qui exportent d'importants volumes de calamars vers des importateurs américains. Ces importateurs fournissent des produits de la mer à des détaillants, des chaînes de restauration et des entreprises de services alimentaires, dont Kroger, Costco, H Mart, Safeway et Performance Food Group. Toutes ces entreprises, à l'exception d'une seule, ont refusé de répondre aux questions concernant leur approvisionnement en produits de la mer et leurs liens avec les crimes, y compris ceux du Zhen Fa 7. Dans un courriel, le propriétaire du Zhen Fa 7, Rongcheng Wangdao Ocean Aquatic Products Co. Ltd. a refusé de commenter la mort d'Aritonang, mais a déclaré qu'il n'avait trouvé aucune preuve de plaintes de l'équipage concernant leurs conditions de vie ou de travail sur le navire. La société a ajouté qu'elle avait confié l'affaire à la China Overseas Fisheries Association, qui réglemente le secteur. Les questions soumises à cette agence sont restées sans réponse.

Le 10 avril 2022, un an après la mort d'Aritonang, sa mère, Sihombing, s'est assise sur un tapis imprimé léopard dans son salon avec Leonardo, son autre fils. Sihombing s'est excusée en disant qu'elle n'avait aucun meuble et aucun endroit autre que le sol pour permettre à un invité de s'asseoir. La maison a été réparée avec l'argent de la colonie, selon le chef du village ; en fin de compte, Aritonang a réussi à remettre en état la maison de ses parents. Interrogée sur Daniel, Sihombing se met à pleurer. "Vous pouvez voir comment je suis maintenant", finit-elle par dire. 

"Ne sois pas triste", dit Leonardo, essayant patiemment de consoler sa mère. "C'était son heure."

This story was produced by The Outlaw Ocean Project, a nonprofit journalism organization in Washington, D.C. Reporting and writing was contributed by Ian Urbina, Joe Galvin, Maya Martin, Susan Ryan, Daniel Murphy and Austin Brush.

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