Le choix de la rédaction :
VAKITA est fier d'être partenaire du journaliste d'investigation Ian Urbina, directeur de The Outlaw Ocean Project, une organisation de journalisme à but non lucratif qui enquête sur les crimes environnementaux et des droits de l'homme en mer.
Il y a quelques mois, Ian Urbina nous a choisi VAKITA pour diffuser en France sa série événement "La Jungle des Océans", une plongée dans les eaux troubles des eaux internationales où se croisent pêche illégale, mercenaires et défenseurs acharnés de l'environnement.
Aujourd'hui, nous avons l'honneur de diffuser sa nouvelle investigation sur les ravages de la pêche chinoise dans les océans. Au cours des dernières décennies, l'empire du Milieu s'est imposé comme une superpuissance mondiale des produits de la mer. Une transformation qui a un coût environnemental et humain terrible : pillage de ressources halieutiques, travail forcé, mort à bord des navires-usines...
Ce documentaire, diffusé gratuitement par VAKITA, s'accompagne d'un article fouillé et minutieux, signé par Ian Urbina, pour approfondir le sujet.
En février 2023, Donggang Jinhui Food, une entreprise de transformation des produits de la mer, située à Dandong en Chine, organisait une grande fête. C’était une année couronnée de succès : la société avait inauguré une nouvelle usine d'une taille importante sur le site qu’elle avait dans cette ville. Elle avait aussi doublé la quantité de calamars qu'elle exportait vers les États-Unis. Sur les vidéos de l'événement publiées sur Douyin, la version chinoise de Tik Tok, on pouvait voir des chanteurs, des musiciens, des danseurs, des feux d'artifice et des lumières stroboscopiques. Mais ce succès est étroitement lié à l'exploitation d'ouvriers nord-coréens, envoyés par le gouvernement nord-coréen pour travailler dans des usines chinoises en condition de captivité, et qui gagnent de l’argent pour le compte de leur gouvernement. Sur les vidéos postées par l'entreprise, on peut voir des machines avec des étiquettes coréennes et des travailleurs qui expliquent en coréen comment nettoyer et peser les calamars. Lors de la fête, l’entreprise passait des chansons populaires à Pyongyang, notamment « People Bring Glory to Our Party » (écrite en 1989 par le poète officiel de la Corée du Nord) et « We Will Go to Mount Paektu », (une référence au lieu de naissance largement mythifié de Kim Jong Il). Dans le public : des dizaines d'ouvriers qui se déhanchaient au rythme de la musique tout en agitant des mini drapeaux nord-coréens.
Dans l'une des vidéos diffusées lors de l'événement, on pouvait voir des images prises par un drone d’un complexe fortifié de 8,5 hectares, qui comprenait des installations de transformation et des entrepôts frigorifiques ainsi qu'un immeuble de sept étages, servant de dortoir pour les ouvriers et ouvrières du site. La vidéo soulignait l'expansion de la clientèle de l'entreprise provenant des pays occidentaux et montrait aussi le large éventail de certifications occidentales, émanant de labels tels que le Conseil pour la Bonne Gestion des Mers (Marine Stewardship Council) et Sedex, censés vérifier l’absence d’abus sur les lieux de travail. Un négociant en fruits de mer, en affaires avec cette entreprise, estimait que la société employait actuellement entre 50 et 70 ouvriers et ouvrières nord-coréens. Quant aux artistes présents à la fête, ils portaient tous les couleurs de la Corée du Nord. Derrière eux, on pouvait voir le drapeau du pays qui flottait au vent. Lorsque ces images ont été mises en ligne, un internaute - probablement déconcerté, car l’emploi de main-d'œuvre nord-coréenne par les entreprises chinoises est contraire aux sanctions imposées par l'ONU - a posé la question suivante : "N'avez-vous pas l'interdiction de filmer ça ?
Comme beaucoup d’autres, les usines de Jinhui bénéficient d'un important programme de travail forcé de main d'œuvre nord-coréenne (Jinhui n'a pas répondu à nos questions). Ce programme est géré par une agence secrète du gouvernement nord-coréen nommée « Bureau 39 ». Cette agence supervise différentes opérations, comme l'envoi de tueurs à gage à l'étranger, le blanchiment de capitaux, des programmes nucléaires et de missiles balistiques ainsi que des cyber-attaques. Selon des dissidents, l’agence est ainsi appelée parce qu'elle se trouve dans la pièce numéro 9 au 3ème étage du siège du Parti des Ouvriers coréens. À partir de 2012, la Corée du Nord a commencé à envoyer un nombre important d’ouvriers pour travailler en Chine, année lors de laquelle plus de 40 000 d'entre eux se sont vus octroyés des visas spéciaux. Une partie de leur salaire est directement saisie par le gouvernement, lui permettant ainsi de financer les opérations du « Bureau 39 ». Ces sommes représentaient une source vitale en devises étrangères pour les fonctionnaires du Parti. Selon les estimations des Nations unies en 2017, le pays aurait engrangé, grâce à ce programme, entre 1,2 et 2,3 milliards de dollars par an.
Cette année-là, après une série de tests de missiles nucléaires réalisée par la Corée du Nord, les Nations-Unies avaient adopté plusieurs sanctions à son égard. L’ONU avait notamment interdit aux sociétés étrangères d’employer des ouvriers nord-coréens en raison des conditions de travail forcé qui leur étaient imposées et parce que leur salaire servait à financer le régime. La même année, les États-Unis avaient adopté une loi stricte, appelée « Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act » (CAATSA), littéralement « Loi sur la lutte contre les adversaires de l'Amérique par le biais de sanctions », qui prévoyait de lourdes amendes pour les sociétés qui importaient des produits liés à la main d’œuvre nord-coréenne. La loi avait établi une « présomption réfutable » qui considérait le travail réalisé par des Nord-Coréens comme étant du travail forcé, sauf preuve du contraire. Néanmoins, la Chine continuait à faire venir massivement sur son territoire de la main d'œuvre nord-coréenne bon marché. Selon les estimations du Département d’État américain, il y aurait actuellement plus de 100 000 ouvriers nord-coréens qui travaillent dans le pays.
Ces ouvriers occupent généralement des emplois dans les secteurs de la construction, du textile et des logiciels informatiques. Il s’est avéré que nombreux sont ceux qui travaillent aussi dans le secteur de la transformation des produits de la mer. En 2022, selon un décompte du gouvernement chinois, mis en ligne sur internet par inadvertance, il n’y avait pas moins de 80 000 ouvriers nord-coréens dans la ville de Dandong, plaque-tournante de l’industrie des produits de la mer.
Cette année-là, j’ai mis sur pied une équipe d’enquêteurs afin de documenter l’exploitation de la main d'œuvre nord-coréenne par cette industrie. Nous avons examiné des fuites de documents officiels, du matériel promotionnel des entreprises, des images satellites, des forums en ligne et des articles de la presse locale. Nous avons visionné des centaines de vidéos amateur mises en ligne sur Douyin, Bilibili (un site de partage de vidéos en ligne) et WeChat (une plateforme de messagerie chinoise très populaire). Parfois, la présence de Nord-Coréens était explicitement évoquée, d’autres fois, nous avons demandé à des experts de visionner les séquences pour détecter les accents nord-coréens, les usages linguistiques ou autres indices culturels. Faire des reportages en Chine est particulièrement difficile pour les journalistes occidentaux mais nous avons envoyé des enquêteurs chinois pour visiter les usines, parler aux responsables et faire des images des lignes de production. J’ai également interviewé en secret deux douzaines de Nord-Coréens (20 ouvriers et 4 directeurs) qui ont écrit sur leur temps passé dans les usines chinoises.
Les ouvriers, en majorité des femmes, parlent d’un modèle répandu de captivité et de violence dans les usines. Les ouvriers et les ouvrières sont gardés dans des enceintes entourées de fils de fer barbelés sous la surveillance d’agents de sécurité. La plupart d'entre eux travaillent avec des roulements d'horaires éreintant et n’ont qu’une journée de repos par mois. Plusieurs ouvrières racontent avoir été giflées ou frappées à coup de poing parce qu’elles ne travaillaient pas suffisamment ou parce qu’elles n’obéissaient pas aux ordres. « C’était comme une prison pour moi », déclare une femme qui a travaillé dans une usine entre 2021 et 2023. « Au début, j’ai failli vomir tellement c’était horrible mais je m’y suis progressivement habituée ». Elles décrivent qu’elles ont été retenues dans ces usines contre leur volonté, et qu'elles étaient soumises à des châtiments sévères si elles essayaient de s’enfuir. Une ouvrière me raconte par écrit : « On nous rappelait souvent que si on nous prenait en train de nous enfuir, on nous tuerait sans laisser de trace. » Une ouvrière raconte que « le moment le plus terrible et le plus triste aussi, a été celui où j’ai été forcée à avoir des relations sexuelles alors qu’on nous avait emmené boire un verre ». La majorité d’entre elles racontent qu’elles subissaient des viols et des agressions sexuelles constants, de la part de leurs manageurs. « Ils disaient que j’étais baisable et puis tout d'un coup, ils me prenaient à bras le corps pour tripoter ma poitrine et mettre leurs sales bouches sur la mienne. C’était dégoutant », raconte une autre ouvrière.
En tout et pour tout, j’ai identifié au moins 15 usines de transformation des produits de la mer qui, dans leur ensemble, ont exploitées plus d’un millier d’ouvriers et d’ouvrières nord-coréens depuis 2017. La plupart des fruits de mer transformés dans ces usines ont atterri aux États-Unis. La Chine a officiellement démenti que ces ouvriers se trouvaient sur son territoire. Mais leur présence n'est un secret pour personne. « Ils sont facilement repérables », commente un habitant de Dandong sur Bilibili. « Ils portent tous des uniformes, ils ont un chef et doivent obéir aux ordres ». Souvent des séquences filmées montrant des ouvriers se retrouvaient diffusées en ligne. Une vidéo faite à Dandong Yuanyi Refined Seafoods, une usine de transformation des produits de la mer, montre 15 femmes qui font un spectacle de danse synchronisée dans la cour de l’usine, en face d’un mur de commémoration de la « Journée de la Jeunesse », un jour férié nord-coréen. La vidéo exhibe un drapeau nord-coréen avec la légende suivante : « La Corée du Nord dans l’entrepôt frigorifique de Donggang [avec] de belles petites femmes ». Dandong Yuanyi n’a pas répondu à nos demandes d’explications.
Fin 2023, un enquêteur de mon équipe s’est rendu dans l’usine chinoise Donggang Xin Xin. Il y a vu des centaines de femmes nord-coréennes qui travaillaient sous un drapeau rouge sur lequel était écrit en coréen « Menons à bien la résolution du 8ème Congrès des Ouvriers du Parti » (Donggang Xin Xin n’a pas répondu à nos questions). Peu après, il s’est rendu dans une autre usine appelée Donggang Haimeng Foodstuff, où il a rencontré un responsable nord-coréen assis derrière un bureau en bois sur lequel se trouvaient deux mini-drapeaux : un drapeau chinois et un drapeau coréen. Les murs qui se trouvaient derrière ce bureau étaient nus, exception faite de deux portraits d'anciens leaders nord-coréens Kim Il Sung et Kim Jong Il.
Le manageur a emmené notre enquêteur à la cafétéria des ouvriers pour manger un plat de nouilles froides nord-coréennes, appelé Naengmyeon. Il l’a ensuite conduit faire une visite de l’étage où se trouvait l’atelier de transformation. Plusieurs centaines de femmes nord-coréennes, vêtues de la tête aux pieds d'uniformes rouges, d’un tablier rose et des bottes blanches en caoutchouc. Elles se tenaient debout, épaule contre épaule, derrière de longues tables métalliques sous une lumière éblouissante. Penchées sur des paniers en plastique remplis de fruits de mer, elles tranchaient et triaient les produits à la main. L’usine exportait des tonnes de colins à des fournisseurs qui approvisionnaient d’importants distributeurs américains, tels que Walmart et ShopRite (Donggang Haimeng n’a pas répondu à nos questions).
La Chine faisait tout pour dissimuler son exploitation de la main d'œuvre nord-coréenne. Fin novembre, après que mon équipe d’enquêteurs ait visité plusieurs usines de transformation des produits de la mer où travaillaient des Nord-Coréens à Dandong, les autorités ont distribué des tracts avec une mise en garde grave. Sur l’un de ces tracts, on pouvait lire que les personnes qui essayaient de « contacter des ouvriers nord-coréens ou de s’approcher de leur lieu de travail seraient considérées responsables d’activités d’espionnage mettant en danger la sécurité nationale et qu'elles seraient sévèrement punies ». Ces tracts avertissaient aussi que les ouvriers ayant coopéré avec des médias étrangers pourraient encourir des poursuites en vertu de la loi contre l’espionnage.
Dandong, métropole de deux millions d’habitants, située sur le fleuve Yalu, longe la frontière entre la Chine et la Corée du Nord. Le Pont de l’Amitié sino-coréenne relie Dandong à la ville nord-coréenne Sinuiju, juste de l’autre côté de la frontière. Un deuxième pont, bombardé pendant la Guerre de Corée, ne s’étend plus que sur une partie de la rivière, et sert aujourd’hui de plateforme d’observation aux habitants chinois pour regarder les nord-coréens vivant à moins de 550 mètres d’eux. Le Pont de l’Amitié est une des rares passerelles du Royaume Ermite vers le reste du monde : environ 70% de l’ensemble des marchandises échangées entre les deux pays passent à cet endroit. Les centres commerciaux de Dandong font des listes des produits préférés des clients nord-coréens. Des boutiques de souvenirs vendent du ginseng, de la bière et des cigarettes « 7.27 », une référence à la date de la signature de l’armistice pendant la Guerre de Corée. Cette ville abrite désormais un musée de la guerre, appelé officiellement la « Salle de commémoration de la guerre pour résister à l’agression américaine et aider la Corée ». Pendant les excursions en bateau, les touristes chinois achètent des paquets de biscuits qu’ils distribuent aux enfants vivant du côté nord-coréen de la rivière.
Le gouvernement nord-coréen sélectionne avec soin les ouvriers et ouvrières envoyés dans les usines de Dandong et ailleurs en Chine. La procédure est généralement supervisée par les fonctionnaires du Bureau 39, qui vérifient méticuleusement la loyauté politique des candidats afin de réduire les risques de défection. Pour être considéré apte à travailler à l’étranger, une personne doit déjà être employée par une entreprise basée en Corée du Nord et avoir été évaluée favorablement par un responsable officiel du parti. Les candidats qui ont de la famille en Chine ou un proche qui n’est pas resté fidèle au parti, peuvent être automatiquement disqualifiés. Selon un rapport publié en 2023 par le gouvernement nord-coréen, les candidats, âgés de moins de 27 ans, doivent encore avoir des parents en vie, et ceux qui ont plus de 27 ans doivent être mariés. Les autorités nord-coréennes procèdent même à des sélections en fonction de la taille : le pays souffre chroniquement de malnutrition et l’État préfère choisir des candidats qui mesurent plus d’1,55 mètres pour éviter de subir la honte d’être représenté à l’étranger par des personnes de petite taille. (Le gouvernement nord-coréen n’a pas répondu à nos questions à ce sujet). Une fois sélectionnées, les personnes suivent une formation avant leur départ, qui peut durer un an. Elle comprend souvent des cours organisés par le gouvernement, portant sur les habitudes ou l’étiquette chinoise en passant par les « opérations ennemies » jusqu’aux activités des agences de renseignements d’autres pays.
Pour transférer les ouvriers vers les usines de fruits de mer chinoises, le ministère de la Pêche de Corée du Nord se coordonne avec le Ministère chinois des Ressources Humaines et de la Sécurité Sociale. Ces instances gouvernementales n’ont pas répondu à nos questions. La logistique est souvent prise en charge par des sociétés privées chinoises, chargées du placement du personnel. Les placements sont parfois négociés en ligne. Dans une vidéo diffusée sur Douyin en septembre dernier, le chargeur de la vidéo annonçait la disponibilité de 2500 ouvriers et ouvrières nord-coréens « à la recherche de travaux manuels ». Un internaute demande s’ils peuvent être envoyés dans des usines de transformation des produits de la mer de l’autre côté de la frontière à Dandong. L’auteur du post a acquiescé. Un autre post annonçait la disponibilité de 5000 ouvriers et ouvrières nord-coréens. Il a reçu 21 réponses. « Y-a-t-il des manageurs qui savent parler le mandarin ? » demande un internaute, auquel l’auteur du post répond, « Il y a un chef d’équipe, un manageur et un traducteur ». Un représentant de la société Jilin Jinuo Human Resources a utilisé le forum en ligne Baidu Tieba, où il a écrit, « Je suis une société de ressources humaines qui coopère avec l’ambassade et nous avons actuellement un nombre important d’ouvriers et d'ouvrières nord-coréens en situation régularisée. Plusieurs personnes ont donné leur numéro de téléphone et ont demandé à être recontactées par messagerie privée. Le forum apparaît comme inactif depuis 2021 et Jilin Jinuo n’a pas répondu à nos questions.
Les emplois en Chine sont très convoités en Corée du Nord parce qu’il s’agit souvent de contrats qui promettent un salaire de 270 $ par mois au lieu des 3 $ mensuels payés pour un emploi similaire en Corée du Nord. Les travailleurs sélectionnés signent alors un contrat de deux ou trois ans. Quand ils arrivent en Chine, les manageurs confisquent en général leurs passeports. Si les ouvriers essayent de s’échapper ou s’ils osent se plaindre à l’extérieur des usines, leurs familles restées au pays peuvent subir des représailles de la part du gouvernement. À l’intérieur des usines, la main d'œuvre nord-coréenne porte des uniformes d’une couleur différente de celle portée par les ouvriers chinois. Un responsable d’usine qui travaille à Donggang Jinhui Food depuis plusieurs années me raconte par écrit : « Sans cela, on ne peut pas remarquer si quelqu’un a disparu ».
Dans les usines de transformation des produits de la mer, le travail est sans relâche : les roulements s'étalent sur 14 heures à 16 heures de travail par jour. Une ouvrière qui a travaillé entre 2016 et 2019 dans l’usine de fruits de mer à Dalian décrit comment les manageurs pestiféraient et leur jetaient des mégots de cigarettes. « Je ne me sentais pas bien et j’avais envie de me battre avec eux mais je devais le supporter », écrit-elle. « Quand j’y pense, ça me rend triste ».
Les ouvriers n’avaient droit qu’à un jour de repos par mois et très peu, éventuellement, pouvaient prendre des vacances ou se mettre en arrêt maladie. Dans les usines de transformation des produits de la mer, les femmes dorment sur des lits superposés dans des dortoirs fermés à clé, avec parfois 30 autres personnes dans la même chambre. Un ouvrier estimait que plus de 60% des femmes souffraient de dépression. « Nous regrettons d'être venues en Chine mais nous ne pouvons pas repartir les mains vides », dit-elle. On interdisait aux ouvrières d’écouter la radio ou de regarder la télé locale voire de sortir de l’enceinte de l’usine sans être accompagnées. Le courrier était examiné par les agents de sécurité nord-coréens qui « surveillaient également la vie quotidienne et en référait dans des rapports officiels », m’a écrit un responsable d’usine qui a passé plusieurs années dans les installations de Dalian Haiqing. Parfois, les femmes étaient autorisées à socialiser. Dans une vidéo d’octobre 2022, des femmes en salopettes bleues et blanches jouaient au volleyball à l’extérieur de l’usine Dandong Omeca Food. « On leur a fait un lavage de cerveau. Elles ne savent pas à quel point le monde extérieur est agréable », a commenté un internaute. (Dandong Omeca Food n’a pas répondu à nos questions).
Les salaires des femmes sont en général envoyés par les propriétaires de l’usine au gouvernement nord-coréen où leurs familles peuvent récupérer les sommes une fois par mois. Kim Jeun, une nord-coréenne, opposée au régime, qui vit à Séoul et travaille pour Radio Free Asia, explique que les sociétés disent aux ouvriers et ouvrières que puisqu’ils vivent dans des dortoirs, on peut leur voler leur argent et qu'il est donc préférable qu’il soit récupéré de cette façon. En général, les ouvriers et ouvrières ne perçoivent que moins de 10% du salaire qu’on leur avait promis dans leurs contrats.
Un des contrats que j’ai pu voir précisait que 40 dollars seraient déduits chaque mois en contrepartie de la nourriture, parfois plus si on y ajoutait l’électricité, les dortoirs, le chauffage, l’eau, les assurances et les paiements de "loyauté" au gouvernement. Il leur reste souvent moins de 30$ par mois. Autre raison pour laquelle les autorités nord-coréennes ponctionnent les salaires : empêcher les défections, raconte-t-elle. Même si les femmes voulaient essayer de s’échapper de l’usine, la plupart d’entre elles ne parlent pas le chinois. Le gouvernement nord-coréen a prévenu ces femmes que si elles essayaient de s’enfuir, « elles seront immédiatement détectées par les caméras de surveillance chinoises installées partout. », raconte Kim. En octobre dernier, les autorités chinoises ont renvoyé environ 600 dissidents nord-coréens pour qu’ils soient punis dans leur propre pays.
Pour les sociétés chinoises, l'exploitation d'ouvriers nord-coréens est une aubaine. Leurs salaires sont généralement quatre fois plus bas que ceux des employés locaux. Et bien que la Chine exige que les travailleurs étrangers contribuent à ses principaux programmes de protection sociale (retraite, soins médicaux, chômage, accidents du travail et maternité), les travailleurs nord-coréens n’en font généralement pas partie, afin de réduire les coûts. En 2017, le site web de la Chambre de Commerce de Dandong (Dandong's Commerce Bureau) annonçait le lancement d’un programme destiné à utiliser la main d’œuvre nord-coréenne pour un nouveau groupe d’usines de transformation de vêtements dans la ville. « Avant que les travailleurs nord-coréens arrivent en Chine, ils font l’objet d’une enquête politique, remarque le site web de la Chambre et seuls ceux qui sont considérés comme « enracinés, communistes et disciplinés » sont autorisés à venir. « La discipline chez les ouvriers est extrêmement importante car ils possèdent un niveau élevé de capacité d’exécution. Il n’y a aucun cas d’absentéisme ou d’insubordination envers les dirigeants et aucun cas de feinte de maladie ou d’actions pour retarder le travail ».
Le Ministère chinois des Affaires Étrangères n’a pas répondu à mes questions à ce sujet. Cependant, par le passé, le gouvernement a rejeté les critiques relatives à ses relations avec la Corée du Nord. Dans une lettre adressée aux Nations-Unies, l’Ambassadeur Chinois soulignait que la Chine avait respecté les sanctions même si cela a entraîné de « lourdes pertes ». Il a insisté sur le fait qu’ils ont mené des « enquêtes approfondies » pour vérifier les accusations de non-respect des sanctions. Un porte-parole du Ministère des Affaires Étrangères a déclaré que la Chine et la Corée du Nord ont toujours été « des amis proches » et a ajouté « les États-Unis devraient réfléchir à leurs erreurs, assumer leurs responsabilités, cesser d’imposer des sanctions et la dissuasion militaire et d'adopter des mesures pratiques pour relancer un dialogue constructif ».
80 % des produits de la mer consommés aux États-Unis sont importés, et une grande partie de Chine. Il est illégal d’importer des marchandises fabriquées avec de la main d’œuvre nord-coréenne mais des chaînes de distribution opaque rendent l’application de cette loi difficile. Afin de suivre les produits de la mer provenant des usines qui emploient de la main-d’œuvre nord-coréenne, nous avons étudié des données commerciales, des contrats d’expédition, les codes apposés sur les emballages dans le cadre du suivi de la sécurité alimentaire. Nous avons découvert que 10 des usines identifiées comme employant des ouvriers et ouvrières nord-coréens avaient expédié, toutes ensemble, plus de 120 000 tonnes de palourdes, de filets de colins salés, de calamars et d’autres fruits de mer à plus de 70 importateurs basés aux États-Unis. Ces importateurs approvisionnent des supermarchés tels que Walmart, Giant, ShopRite et Weee ! Les entreprises importatrices ont également approvisionné d’importantes chaînes telles que McDonald's, Sysco, le plus grand distributeur alimentaire au monde, qui ravitaillent plus d’un million de restaurants ainsi que les cafétérias des bases militaires américaines, des écoles publiques et même le Congrès des États-Unis Walmart, ShopRite, Weee! et McDonald's n’ont pas répondu à nos questions. La société mère de Giant, Ahold Delhaize a répondu qu’elle avait contacté ses fournisseurs et qu’on l’avait informé qu’ils ne s’approvisionnaient plus dans les usines chinoises « depuis fin décembre 2021 ». La société a ajouté que leurs rapports d’audit n’avaient pu établir aucune preuve de travail forcé pendant la période considérée. Sysco a répondu qu’ils avaient suspendu leur relation avec Dalian Haiqing Food pendant que la société vérifiait les résultats de notre enquête.
À titre d’exemple, deux des usines où mon équipe s’est rendue, Dandong Galicia Seafood et Dalian Haiqing Food – comptaient, pour chacune d’entre elles, entre cinquante et soixante-dix ouvriers et ouvrières nord-coréens sur site. Un ouvrier nord-coréen qui a travaillé chez Haiqing pendant plusieurs années a déclaré que « l’époque la plus terrible a été celle où ils forçaient des ouvrières vierges à se prostituer, sous prétexte qu’ils avaient à remplir les quotas fixés par l’état pour obtenir des devises étrangères ». Galicia et Haiqing sont collectivement responsables d’expédier des centaines de tonnes de produits de la mer à des sociétés importatrices aux États-Unis. Haiqing a également transféré par bateau des fruits de mer à des sociétés européennes d’importation qui ravitaillent les cafétérias du Parlement européen. Dalian Haiqing Foods a déclaré qu’elle n’employait pas de main d'œuvre nord-coréenne à l’étranger ». Dandong Galicia Seafood n’a pas répondu à nos demandes d’explications. Trident Seafoods, qui approvisionne Walmart et McDonald's a répondu qu’Haiqing a été auditée par des employés de Trident qui parlent le chinois, et que les audits réalisés aux mois de janvier, juillet, août et octobre 2023 « ne révélaient aucune preuve ni même de soupçons d’exploitation de la main d’œuvre nord-coréenne ». Lorsque nous avons présenté les résultats de cette enquête, plusieurs sociétés y compris Trident, Pacific, High Liner et Sysco ont déclaré qu’elles avaient rompu les liens avec Haiqing le temps de mener leur propre enquête.
La Corée du Nord n’exporte pas seulement ses travailleurs. Elle exporte aussi le poisson pêché dans ses eaux – un autre moyen par lequel le gouvernement se procure des devises étrangères. Mais les sociétés chinoises continuent d’acheter du poisson nord-coréen car il est généralement moins cher que celui pêché dans les eaux chinoises. Parfois, les bateaux chinois payent des licences illégales pour pêcher dans les eaux nord-coréennes.
Parfois, ils achètent du poisson en mer qui proviennent de bateaux nord-coréens. Une lettre d’un négociant nord-coréen adressé à une société de pêche chinoise, fuitée en 2022, proposait de vendre 10 000 tonnes de calamars pour 18 millions de dollars et 500 tonnes de diesel pour les navires. Parfois, les fruits de mer sont amenés par camion vers la Chine. Tout ce commerce est un secret de Polichinelle. En octobre dernier, un chinois qui disait s’appeler Anji, a posté une vidéo sur Douyin qui faisait la promotion de crabes. Lorsqu’un internaute lui a fait remarquer que « la marchandise n’a pas le droit d’être expédiée », Anji a répondu par des smileys. Anji expliquait qu’il opérait avec une usine de transformation basée en Corée du Nord, tout en montrant son passeport chinois ainsi qu’une carte de résidence nord-coréenne, et a fourni des informations actualisées sur les cargaisons qu’il prévoyait de transporter en camion en traversant la frontière. Anji a déclaré qu’il avait arrêté d’importer des fruits de mer nord-coréens en 2016 – bien que ces vidéos aient été publiées en 2023 – et il a ajouté « ça ne vous regarde pas et je me fiche de qui vous êtes ». L’an dernier, un ouvrier maritime du port de Dandong a déclaré à une télé sud-coréenne : « 80% des produits de la mer à quai provient de Corée du Nord. » Mon équipe a suivi la trace de certains de ces fruits de mer, et a découvert qu’ils étaient importés par des distributeurs américains, comme HF Foods, une compagnie cotée au Nasdaq qui approvisionne plus de quinze mille restaurants aux États-Unis. HF Foods n’a pas répondu à nos questions.
Les entreprises prétendent souvent qu’elles respectent les normes du travail parce qu’elles ont passé des « audits sociaux » qui sont menés à bien par des sociétés inspectant des lieux de travail pour y constater des abus. Mais la moitié des usines dont nous avons constaté l’exploitation de main d’œuvre nord-coréenne ont obtenu la certification du « Conseil pour la Bonne gestion des Mers » (Marine Steward Council, M.S.C.), un organisme de développement durable, qui n'octroie des certifications que si seulement les entreprises ont passé des audits sociaux ou d’autres évaluations. Jackie Marks, le responsable des relations publiques de M.S.C., nous a raconté que ces audits sociaux étaient réalisés par un tiers, et non pas par cet organisme.
L’an dernier, un enquêteur de mon équipe est allé voir l’usine de transformation de produits de la mer Dandong Taifeng, située dans le nord-est de la Chine. La compagnie a été qualifiée de « fleuron national », un statut réservé aux sociétés les plus performantes du pays. Elle fournit des dizaines de milliers de tonnes de fruits de mer à des supermarchés basés aux États-Unis et ailleurs. Notre enquêteur a fait une visite de l'usine, accompagné d’un responsable nord-coréen. Plus de 150 femmes nord-coréennes, dont la plupart avait moins de 35 ans, habillées de la tête aux pieds avec des vêtements blancs de protection, des tabliers en plastique, des bottes blanches en caoutchouc et des gants rouges qui montaient jusqu’aux coudes, travaillaient tête baissée, déplaçaient des seaux en plastique rouges, jaunes et bleus remplis de fruits de mer. L’eau formait des flaques aux pieds des ouvrières. « Vite, vite », disait une femme avec un accent coréen aux autres membres de son petit groupe. Taifeng n’a pas répondu à nos questions. Quelques semaines après cette visite, l’usine recevait de nouveau une certification du Conseil pour la Bonne gestion des Mers (Marine Stewardship Council).
Marcus Noland, directeur d’études à l’Institut Peterson pour l’Économie Internationale, a déclaré à propos des audits réalisés dans l’industrie des fruits de mer, « La posture de base semble être : "rien vu, rien entendu" ». Le scepticisme par rapport à ces audits gagne du terrain. En 2021, le Département d’État américain a déclaré que les audits sociaux, en particulier en Chine, sont inadaptés pour identifier le travail forcé parce que les auditeurs s’appuient sur des traducteurs du gouvernement et qu'ils parlent rarement directement aux ouvriers. Les auditeurs hésitent aussi à s’attirer les foudres des entreprises qui les ont engagés. Quant aux ouvriers, ils risquent des représailles s’ils dénoncent les abus. En novembre 2023, le service des Douanes et de Protection des Frontières a conseillé aux entreprises de faire appel aux audits sociaux seulement s’il s'agit d' « un audit indépendant inopiné réalisé par un tiers, que tous les indicateurs de travail forcé soient abordés, et que toutes les interviews soient réalisées dans la langue du pays ». Liana Foxvog, qui travaille au Consortium des Droits des Travailleurs (Worker Rights Consortium), a déclaré qu’elle n’avait jamais entendu parler d’un seul audit de ce type en Chine.
Joshua Stanton, un avocat basé à Washington D.C., qui a participé à la rédaction du CAATSA, a déclaré que le gouvernement américain n'en fait pas assez pour faire respecter la loi. « Si nous souhaitions vraiment empêcher que la Corée du Nord donne des armes à nos ennemis ou qu’elle fabrique des armes nucléaires, le gouvernement américain va devoir exercer davantage de pression sur les entreprises américaines et ces sociétés devront être plus rigoureuses par rapport à leurs fournisseurs et leurs chaînes de distribution, au risque de s’exposer à des sanctions plus sévères », a-t-il déclaré. Chris Smith, un représentant républicain au Congrès du New Jersey et spécialiste de la Chine, a remarqué que « les audits sociaux réalisés en Chine sont des supercheries, et les sociétés américaines de fruits de mer qui les acceptent devraient être mieux informées. Car en conséquence, des millions de dollars, et même des fonds fédéraux, sont versés à des entreprises chinoises exploitant de la main d'œuvre nord-coréenne et cet argent va directement dans les poches du régime de Kim Jong Un, qui utilise ensuite cet argent pour armer nos ennemis et réprimer son propre peuple ».
À la fin de l'année dernière, lorsque j'ai décidé de communiquer plus directement avec les ouvriers nord-coréens, j'ai été confronté aux obstacles habituels. Les journalistes occidentaux n'ont pas le droit d'entrer en Corée du Nord et les citoyens de ce pays ont interdiction de parler librement à des journalistes. Mais j'ai engagé une équipe d'enquêteurs en Corée du Sud et en Chine qui aident des organes de presse locaux et des médias occidentaux à faire des reportages sur les conditions de vie en Corée du Nord. Ces enquêteurs ont des contacts en Corée du Nord, qu'ils engagent pour faire sortir des informations du pays, comme par exemple, des reportages sur les pénuries d'alimentation, les coupures d'électricité dans le pays et l'expansion de graffitis contre le gouvernement.
J'ai travaillé avec ces enquêteurs et leurs contacts pour dresser une liste de deux douzaines de nord-coréens envoyés en Chine, dont la plupart sont revenus chez eux depuis. Les ouvriers et les responsables étaient d'âges divers, provenaient de différentes régions du pays et avaient travaillé dans au moins une douzaine d'usines chinoises. J'ai rédigé une liste de questions que j'ai envoyé, via mes enquêteurs, à leurs contacts en Corée du Nord. Ces contacts ont rencontré les ouvriers pour les interviewer en secret. Les interviews ont été menées individuellement afin que les ouvriers ne puissent pas connaître l'identité des autres et savoir ce qu'ils avaient dit. Ces réunions avaient lieu en général dans des champs ouverts ou dans la rue, endroits où il était plus difficile pour les agents de sécurité d'utiliser des micros espions pour mener à bien leurs opérations de surveillance.
Tous les travailleurs ont été informés que leurs réponses seraient rendues publiques par un média basé aux États-Unis et ils ont donné leur accord. Les enquêteurs en Corée du Nord communiquaient avec ceux qui étaient basés en Chine en utilisant des téléphones satellites et des applications en ligne qui permettaient d’envoyer en toute sécurité des photos encryptées. L’équipe en Chine a ensuite envoyé ces images à Séoul qui m’ont ensuite été transférées aux États-Unis. Les travailleurs ont rédigé leurs réponses en prenant d’importants risques personnels et les enquêteurs ont ensuite pris des photos de leurs réponses puis m’ont envoyé ces photos. Les détails de ces échanges sont restés confidentiels, même au sein de l’équipe, afin de protéger les ouvriers de représailles par les autorités nord-coréennes ou chinoises. Après avoir reçu les réponses écrites, je les ai faites examiner par un expert indépendant qui avait l’habitude d’interviewer des dissidents nord-coréens afin de vérifier si le vocabulaire et la nature des réponses des travailleurs semblaient authentiques. Plus de deux mois après la finalisation de ce processus, notre équipe s'est assurée auprès des enquêteurs et des interviewés que tout le monde était toujours en sécurité.
Dans leurs réponses, les travailleurs décrivent des conditions écrasantes de détention et une solitude profonde. Le travail était éreintant, les usines sentaient mauvais et la violence était de mise. « Ils nous donnaient des coups de pieds et nous traitaient comme des sous-hommes », écrit un ouvrier qui a passé cinq ans dans une usine de fruits de mer à Dandong. J’ai demandé à toutes les femmes si elles pouvaient se souvenir d’un moment joyeux. La plupart d’entre elles ont déclaré qu’il n’y en avait aucun, certaines ont raconté qu’elles se sont senties soulagées une fois rentrées chez elles et après avoir reçu une partie de leur salaire. « Je suis contente de voir que tout l’argent n’a pas été pris et je pense au prochain paiement que je vais recevoir », a déclaré une femme qui travaillait dans une usine à Dalian. Presque tous les ouvriers se souviennent de moments tristes. Une d’entre elles, qui est récemment revenue en Corée du Nord, a expliqué que son expérience dans une usine chinoise lui avait donné « envie de mourir ». Une autre, qui a travaillé pendant quatre ans dans une usine de Dalian, a déclaré qu’elle se sentait souvent fatiguée et en colère pendant qu’elle travaillait mais elle a gardé ses pensées pour elle afin d’éviter les représailles. « Il y avait beaucoup de solitude », raconte-t-elle. « Je détestais cette vie de communauté qui ressemblait à celle de l’armée ».
Mais le plus marquant était ce que les femmes racontaient sur les abus sexuels dans les usines. Sur les 20 ouvrières que j’ai interviewées, 17 d’entre elles ont déclaré qu’elles avaient été agressées sexuellement par les responsables d’usine. Les femmes décrivaient toute une série de tactiques utilisées par leurs directeurs pour les forcer à avoir des relations sexuelles. Certains prétendaient vouloir nettoyer quelque chose sur leurs uniformes juste pour les tripoter. Certains les convoquaient dans leurs bureaux comme s’il s’agissait d’une urgence et leur exigeait des rapports sexuels. D’autres leur ont demandé de venir servir de l’alcool lors d’une fête le week-end puis les ont agressées sexuellement une fois qu'elles étaient sur place. « Quand ils buvaient, ils touchaient mon corps partout comme s’ils jouaient avec des jouets », raconte une femme qui a travaillé pendant trois ans dans une usine de Dandong. Les femmes exprimaient leur dégoût. « Quand ils mettaient tout à coup leurs bouches contre la mienne, j’avais envie de vomir », raconte une autre. Si les femmes ne se pliaient pas à leurs exigences, les directeurs pouvaient devenir violents.
« Parfois, il est gentil, et parfois il se met en colère », raconte une femme sur son directeur. « S’il n’obtient pas ce qu’il veut (sur le plan sexuel), il se met en colère et me donne des coups de pied … Il me traite de « putain de salope ». Trois de ces femmes racontent que leurs responsables les ont forcées à se prostituer. « Quand ils le peuvent, ils flirtent avec nous jusqu’à en vomir et nous force à avoir des relations sexuelles contre de l’argent et c’est encore pire si tu es jolie », m’a confié une femme qui travaillait à Dalian Haiqing Food. Une ouvrière, qui a travaillé à l’usine Jinhui, a déclaré « même lorsqu’il n’y avait pas de travail pendant la pandémie, l’état exigeait des fonds en devises étrangères invoquant la "loyauté", de sorte que les directeurs obligeaient les ouvrières à vendre leur corps ».
La pandémie a rendu la vie encore plus difficile pour beaucoup de ces femmes. Lorsque la Chine a fermé ses frontières, certaines se sont retrouvées prises au piège, loin de chez elles. Souvent leur lieu de travail avait fermé et elles avaient perdu leurs revenus. La main d’œuvre nord-coréenne doit souvent verser des pots de vin aux fonctionnaires de l’état et aux cabinets de recrutement qui possèdent le contrôle des embauches à des postes sûrs en Chine. Nombreux sont ceux qui doivent engager des usuriers afin d'emprunter les fonds nécessaires pour payer les pots de vin. Ces prêts, en général d’un montant d’environ 1500 dollars, pouvaient être assujettis à des taux d’intérêt s’élevant jusqu’à 10 %. Lorsque le travail a cessé en Chine, les ouvriers nord-coréens ne pouvaient plus rembourser leurs crédits. En conséquence, les usuriers nord-coréens envoyaient des groupes de voyous locaux au domicile des parents des travailleurs pour les intimider. Certaines familles d’ouvriers ont dû vendre leurs maisons pour rembourser. En 2023, deux femmes nord-coréennes, qui travaillaient dans des usines de textile, se sont suicidées. Une ouvrière revenue en Corée du Nord en 2023 après avoir passé trois ans dans une usine de transformation des produits de la mer m’a expliqué que ce genre de décès reste souvent dissimulé. « Si quelqu’un se suicide, c’est le directeur qui en est tenu responsable, alors ils gardent le secret pour éviter que l’information ne soit divulguée à d’autres ouvriers ou aux chinois », a-t-elle écrit.
Les restrictions liées à la pandémie ont été assouplies l’an dernier, et la frontière entre la Chine et la Corée du Nord est de nouveau ouverte, ce qui a permis à de nombreux coréens du Nord de rentrer chez eux. En août 2023, environ 300 travailleurs nord-coréens sont montés dans 10 bus – qui étaient garés le long de la rivière Yalu en face d’un hôtel, à quelques mètres du bureau des douanes de Dandong – dans l’objectif de rentrer chez eux. Des officiers de police envoyés par le Bureau de la Sécurité Nationale de Dandong ont entouré les bus afin d’empêcher les fuites et pour éloigner les curieux. Sur les photos et une vidéo que j’ai visionné, on peut voir certaines femmes qui chargeaient à la hâte des grosses valises dans un bus vert fluo, puis s’éloignaient en traversant le Pont de l’Amitié. De même en septembre, environ 300 nord-coréens sont montés à bord d’un train de voyageurs pour aller de Dandong à Pyongyang. Le même mois, environ deux cent ouvriers nord-coréens ont été rapatriés par un avion opéré par Air Koryo, la principale compagnie aérienne nord-coréenne. Lorsque les travailleurs sont revenus en Corée du Nord, ils sont soumis à de lourds interrogatoires de la part du gouvernement. « Ils posent des questions sur tout ce qui s’est passé du matin au soir en Chine, sur les autres ouvriers, les superviseurs et les agents », m’a expliqué un ouvrier qui a travaillé pendant quatre ans dans une usine de transformation des produits de la mer à Dandong. À la fin de l’année 2023, les gouvernements chinois et nord-coréens ont commencé à négocier sur la nouvelle vague de main d’œuvre à transférer dans les usines chinoises. Selon Huemin Son, un dissident qui travaille pour Radio Free Asia, les agences de recrutement nord-coréennes exigent des compagnies chinoises qu’elles paient une avance d’environ 130 dollars par ouvrier. Un agent de recrutement lui a raconté que le prix a désormais augmenté car « les compagnies chinoises ne peuvent pas fonctionner sans la main d’œuvre nord-coréenne ».
Certains ouvriers nord-coréens ne sont jamais rentrés chez eux. Une femme d’une trentaine d’années, m'a écrit qu’elle avait passé plusieurs années à vider des poissons dans une usine de transformation des produits de la mer à Dalian. Elle m’a raconté comment elle travaillait tard dans la nuit, qu’elle avait des lésions dans la bouche à cause du stress et de l’épuisement. Je lui ai demandé ce qui était le pire dans son travail et elle a écrit : « lorsque j’étais forcée à avoir des relations sexuelles ». Elle a aussi décrit un sentiment de suffocation lié à la captivité. « Si vous montriez le moindre signe de désapprobation, vous risquiez d’être traité comme un insecte », a-t-elle déclaré. « Vivre une vie où nous ne pouvions pas voir le monde extérieur comme bon nous semblait est si difficile qu’on a l’impression de mourir ».
Ce travail a été réalisé en collaboration avec le Projet les Hors-la-loi de l’Océan (Outlaw Ocean Project) avec la contribution de Joe Galvin, Maya Martin, Susan Ryan, Jake Conley, Austin Brush et Daniel Murphy.
Le choix de la rédaction :
VAKITA est fier d'être partenaire du journaliste d'investigation Ian Urbina, directeur de The Outlaw Ocean Project, une organisation de journalisme à but non lucratif qui enquête sur les crimes environnementaux et des droits de l'homme en mer.
Il y a quelques mois, Ian Urbina nous a choisi VAKITA pour diffuser en France sa série événement "La Jungle des Océans", une plongée dans les eaux troubles des eaux internationales où se croisent pêche illégale, mercenaires et défenseurs acharnés de l'environnement.
Aujourd'hui, nous avons l'honneur de diffuser sa nouvelle investigation sur les ravages de la pêche chinoise dans les océans. Au cours des dernières décennies, l'empire du Milieu s'est imposé comme une superpuissance mondiale des produits de la mer. Une transformation qui a un coût environnemental et humain terrible : pillage de ressources halieutiques, travail forcé, mort à bord des navires-usines...
Ce documentaire, diffusé gratuitement par VAKITA, s'accompagne d'un article fouillé et minutieux, signé par Ian Urbina, pour approfondir le sujet.
En février 2023, Donggang Jinhui Food, une entreprise de transformation des produits de la mer, située à Dandong en Chine, organisait une grande fête. C’était une année couronnée de succès : la société avait inauguré une nouvelle usine d'une taille importante sur le site qu’elle avait dans cette ville. Elle avait aussi doublé la quantité de calamars qu'elle exportait vers les États-Unis. Sur les vidéos de l'événement publiées sur Douyin, la version chinoise de Tik Tok, on pouvait voir des chanteurs, des musiciens, des danseurs, des feux d'artifice et des lumières stroboscopiques. Mais ce succès est étroitement lié à l'exploitation d'ouvriers nord-coréens, envoyés par le gouvernement nord-coréen pour travailler dans des usines chinoises en condition de captivité, et qui gagnent de l’argent pour le compte de leur gouvernement. Sur les vidéos postées par l'entreprise, on peut voir des machines avec des étiquettes coréennes et des travailleurs qui expliquent en coréen comment nettoyer et peser les calamars. Lors de la fête, l’entreprise passait des chansons populaires à Pyongyang, notamment « People Bring Glory to Our Party » (écrite en 1989 par le poète officiel de la Corée du Nord) et « We Will Go to Mount Paektu », (une référence au lieu de naissance largement mythifié de Kim Jong Il). Dans le public : des dizaines d'ouvriers qui se déhanchaient au rythme de la musique tout en agitant des mini drapeaux nord-coréens.
Dans l'une des vidéos diffusées lors de l'événement, on pouvait voir des images prises par un drone d’un complexe fortifié de 8,5 hectares, qui comprenait des installations de transformation et des entrepôts frigorifiques ainsi qu'un immeuble de sept étages, servant de dortoir pour les ouvriers et ouvrières du site. La vidéo soulignait l'expansion de la clientèle de l'entreprise provenant des pays occidentaux et montrait aussi le large éventail de certifications occidentales, émanant de labels tels que le Conseil pour la Bonne Gestion des Mers (Marine Stewardship Council) et Sedex, censés vérifier l’absence d’abus sur les lieux de travail. Un négociant en fruits de mer, en affaires avec cette entreprise, estimait que la société employait actuellement entre 50 et 70 ouvriers et ouvrières nord-coréens. Quant aux artistes présents à la fête, ils portaient tous les couleurs de la Corée du Nord. Derrière eux, on pouvait voir le drapeau du pays qui flottait au vent. Lorsque ces images ont été mises en ligne, un internaute - probablement déconcerté, car l’emploi de main-d'œuvre nord-coréenne par les entreprises chinoises est contraire aux sanctions imposées par l'ONU - a posé la question suivante : "N'avez-vous pas l'interdiction de filmer ça ?
Comme beaucoup d’autres, les usines de Jinhui bénéficient d'un important programme de travail forcé de main d'œuvre nord-coréenne (Jinhui n'a pas répondu à nos questions). Ce programme est géré par une agence secrète du gouvernement nord-coréen nommée « Bureau 39 ». Cette agence supervise différentes opérations, comme l'envoi de tueurs à gage à l'étranger, le blanchiment de capitaux, des programmes nucléaires et de missiles balistiques ainsi que des cyber-attaques. Selon des dissidents, l’agence est ainsi appelée parce qu'elle se trouve dans la pièce numéro 9 au 3ème étage du siège du Parti des Ouvriers coréens. À partir de 2012, la Corée du Nord a commencé à envoyer un nombre important d’ouvriers pour travailler en Chine, année lors de laquelle plus de 40 000 d'entre eux se sont vus octroyés des visas spéciaux. Une partie de leur salaire est directement saisie par le gouvernement, lui permettant ainsi de financer les opérations du « Bureau 39 ». Ces sommes représentaient une source vitale en devises étrangères pour les fonctionnaires du Parti. Selon les estimations des Nations unies en 2017, le pays aurait engrangé, grâce à ce programme, entre 1,2 et 2,3 milliards de dollars par an.
Cette année-là, après une série de tests de missiles nucléaires réalisée par la Corée du Nord, les Nations-Unies avaient adopté plusieurs sanctions à son égard. L’ONU avait notamment interdit aux sociétés étrangères d’employer des ouvriers nord-coréens en raison des conditions de travail forcé qui leur étaient imposées et parce que leur salaire servait à financer le régime. La même année, les États-Unis avaient adopté une loi stricte, appelée « Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act » (CAATSA), littéralement « Loi sur la lutte contre les adversaires de l'Amérique par le biais de sanctions », qui prévoyait de lourdes amendes pour les sociétés qui importaient des produits liés à la main d’œuvre nord-coréenne. La loi avait établi une « présomption réfutable » qui considérait le travail réalisé par des Nord-Coréens comme étant du travail forcé, sauf preuve du contraire. Néanmoins, la Chine continuait à faire venir massivement sur son territoire de la main d'œuvre nord-coréenne bon marché. Selon les estimations du Département d’État américain, il y aurait actuellement plus de 100 000 ouvriers nord-coréens qui travaillent dans le pays.
Ces ouvriers occupent généralement des emplois dans les secteurs de la construction, du textile et des logiciels informatiques. Il s’est avéré que nombreux sont ceux qui travaillent aussi dans le secteur de la transformation des produits de la mer. En 2022, selon un décompte du gouvernement chinois, mis en ligne sur internet par inadvertance, il n’y avait pas moins de 80 000 ouvriers nord-coréens dans la ville de Dandong, plaque-tournante de l’industrie des produits de la mer.
Cette année-là, j’ai mis sur pied une équipe d’enquêteurs afin de documenter l’exploitation de la main d'œuvre nord-coréenne par cette industrie. Nous avons examiné des fuites de documents officiels, du matériel promotionnel des entreprises, des images satellites, des forums en ligne et des articles de la presse locale. Nous avons visionné des centaines de vidéos amateur mises en ligne sur Douyin, Bilibili (un site de partage de vidéos en ligne) et WeChat (une plateforme de messagerie chinoise très populaire). Parfois, la présence de Nord-Coréens était explicitement évoquée, d’autres fois, nous avons demandé à des experts de visionner les séquences pour détecter les accents nord-coréens, les usages linguistiques ou autres indices culturels. Faire des reportages en Chine est particulièrement difficile pour les journalistes occidentaux mais nous avons envoyé des enquêteurs chinois pour visiter les usines, parler aux responsables et faire des images des lignes de production. J’ai également interviewé en secret deux douzaines de Nord-Coréens (20 ouvriers et 4 directeurs) qui ont écrit sur leur temps passé dans les usines chinoises.
Les ouvriers, en majorité des femmes, parlent d’un modèle répandu de captivité et de violence dans les usines. Les ouvriers et les ouvrières sont gardés dans des enceintes entourées de fils de fer barbelés sous la surveillance d’agents de sécurité. La plupart d'entre eux travaillent avec des roulements d'horaires éreintant et n’ont qu’une journée de repos par mois. Plusieurs ouvrières racontent avoir été giflées ou frappées à coup de poing parce qu’elles ne travaillaient pas suffisamment ou parce qu’elles n’obéissaient pas aux ordres. « C’était comme une prison pour moi », déclare une femme qui a travaillé dans une usine entre 2021 et 2023. « Au début, j’ai failli vomir tellement c’était horrible mais je m’y suis progressivement habituée ». Elles décrivent qu’elles ont été retenues dans ces usines contre leur volonté, et qu'elles étaient soumises à des châtiments sévères si elles essayaient de s’enfuir. Une ouvrière me raconte par écrit : « On nous rappelait souvent que si on nous prenait en train de nous enfuir, on nous tuerait sans laisser de trace. » Une ouvrière raconte que « le moment le plus terrible et le plus triste aussi, a été celui où j’ai été forcée à avoir des relations sexuelles alors qu’on nous avait emmené boire un verre ». La majorité d’entre elles racontent qu’elles subissaient des viols et des agressions sexuelles constants, de la part de leurs manageurs. « Ils disaient que j’étais baisable et puis tout d'un coup, ils me prenaient à bras le corps pour tripoter ma poitrine et mettre leurs sales bouches sur la mienne. C’était dégoutant », raconte une autre ouvrière.
En tout et pour tout, j’ai identifié au moins 15 usines de transformation des produits de la mer qui, dans leur ensemble, ont exploitées plus d’un millier d’ouvriers et d’ouvrières nord-coréens depuis 2017. La plupart des fruits de mer transformés dans ces usines ont atterri aux États-Unis. La Chine a officiellement démenti que ces ouvriers se trouvaient sur son territoire. Mais leur présence n'est un secret pour personne. « Ils sont facilement repérables », commente un habitant de Dandong sur Bilibili. « Ils portent tous des uniformes, ils ont un chef et doivent obéir aux ordres ». Souvent des séquences filmées montrant des ouvriers se retrouvaient diffusées en ligne. Une vidéo faite à Dandong Yuanyi Refined Seafoods, une usine de transformation des produits de la mer, montre 15 femmes qui font un spectacle de danse synchronisée dans la cour de l’usine, en face d’un mur de commémoration de la « Journée de la Jeunesse », un jour férié nord-coréen. La vidéo exhibe un drapeau nord-coréen avec la légende suivante : « La Corée du Nord dans l’entrepôt frigorifique de Donggang [avec] de belles petites femmes ». Dandong Yuanyi n’a pas répondu à nos demandes d’explications.
Fin 2023, un enquêteur de mon équipe s’est rendu dans l’usine chinoise Donggang Xin Xin. Il y a vu des centaines de femmes nord-coréennes qui travaillaient sous un drapeau rouge sur lequel était écrit en coréen « Menons à bien la résolution du 8ème Congrès des Ouvriers du Parti » (Donggang Xin Xin n’a pas répondu à nos questions). Peu après, il s’est rendu dans une autre usine appelée Donggang Haimeng Foodstuff, où il a rencontré un responsable nord-coréen assis derrière un bureau en bois sur lequel se trouvaient deux mini-drapeaux : un drapeau chinois et un drapeau coréen. Les murs qui se trouvaient derrière ce bureau étaient nus, exception faite de deux portraits d'anciens leaders nord-coréens Kim Il Sung et Kim Jong Il.
Le manageur a emmené notre enquêteur à la cafétéria des ouvriers pour manger un plat de nouilles froides nord-coréennes, appelé Naengmyeon. Il l’a ensuite conduit faire une visite de l’étage où se trouvait l’atelier de transformation. Plusieurs centaines de femmes nord-coréennes, vêtues de la tête aux pieds d'uniformes rouges, d’un tablier rose et des bottes blanches en caoutchouc. Elles se tenaient debout, épaule contre épaule, derrière de longues tables métalliques sous une lumière éblouissante. Penchées sur des paniers en plastique remplis de fruits de mer, elles tranchaient et triaient les produits à la main. L’usine exportait des tonnes de colins à des fournisseurs qui approvisionnaient d’importants distributeurs américains, tels que Walmart et ShopRite (Donggang Haimeng n’a pas répondu à nos questions).
La Chine faisait tout pour dissimuler son exploitation de la main d'œuvre nord-coréenne. Fin novembre, après que mon équipe d’enquêteurs ait visité plusieurs usines de transformation des produits de la mer où travaillaient des Nord-Coréens à Dandong, les autorités ont distribué des tracts avec une mise en garde grave. Sur l’un de ces tracts, on pouvait lire que les personnes qui essayaient de « contacter des ouvriers nord-coréens ou de s’approcher de leur lieu de travail seraient considérées responsables d’activités d’espionnage mettant en danger la sécurité nationale et qu'elles seraient sévèrement punies ». Ces tracts avertissaient aussi que les ouvriers ayant coopéré avec des médias étrangers pourraient encourir des poursuites en vertu de la loi contre l’espionnage.
Dandong, métropole de deux millions d’habitants, située sur le fleuve Yalu, longe la frontière entre la Chine et la Corée du Nord. Le Pont de l’Amitié sino-coréenne relie Dandong à la ville nord-coréenne Sinuiju, juste de l’autre côté de la frontière. Un deuxième pont, bombardé pendant la Guerre de Corée, ne s’étend plus que sur une partie de la rivière, et sert aujourd’hui de plateforme d’observation aux habitants chinois pour regarder les nord-coréens vivant à moins de 550 mètres d’eux. Le Pont de l’Amitié est une des rares passerelles du Royaume Ermite vers le reste du monde : environ 70% de l’ensemble des marchandises échangées entre les deux pays passent à cet endroit. Les centres commerciaux de Dandong font des listes des produits préférés des clients nord-coréens. Des boutiques de souvenirs vendent du ginseng, de la bière et des cigarettes « 7.27 », une référence à la date de la signature de l’armistice pendant la Guerre de Corée. Cette ville abrite désormais un musée de la guerre, appelé officiellement la « Salle de commémoration de la guerre pour résister à l’agression américaine et aider la Corée ». Pendant les excursions en bateau, les touristes chinois achètent des paquets de biscuits qu’ils distribuent aux enfants vivant du côté nord-coréen de la rivière.
Le gouvernement nord-coréen sélectionne avec soin les ouvriers et ouvrières envoyés dans les usines de Dandong et ailleurs en Chine. La procédure est généralement supervisée par les fonctionnaires du Bureau 39, qui vérifient méticuleusement la loyauté politique des candidats afin de réduire les risques de défection. Pour être considéré apte à travailler à l’étranger, une personne doit déjà être employée par une entreprise basée en Corée du Nord et avoir été évaluée favorablement par un responsable officiel du parti. Les candidats qui ont de la famille en Chine ou un proche qui n’est pas resté fidèle au parti, peuvent être automatiquement disqualifiés. Selon un rapport publié en 2023 par le gouvernement nord-coréen, les candidats, âgés de moins de 27 ans, doivent encore avoir des parents en vie, et ceux qui ont plus de 27 ans doivent être mariés. Les autorités nord-coréennes procèdent même à des sélections en fonction de la taille : le pays souffre chroniquement de malnutrition et l’État préfère choisir des candidats qui mesurent plus d’1,55 mètres pour éviter de subir la honte d’être représenté à l’étranger par des personnes de petite taille. (Le gouvernement nord-coréen n’a pas répondu à nos questions à ce sujet). Une fois sélectionnées, les personnes suivent une formation avant leur départ, qui peut durer un an. Elle comprend souvent des cours organisés par le gouvernement, portant sur les habitudes ou l’étiquette chinoise en passant par les « opérations ennemies » jusqu’aux activités des agences de renseignements d’autres pays.
Pour transférer les ouvriers vers les usines de fruits de mer chinoises, le ministère de la Pêche de Corée du Nord se coordonne avec le Ministère chinois des Ressources Humaines et de la Sécurité Sociale. Ces instances gouvernementales n’ont pas répondu à nos questions. La logistique est souvent prise en charge par des sociétés privées chinoises, chargées du placement du personnel. Les placements sont parfois négociés en ligne. Dans une vidéo diffusée sur Douyin en septembre dernier, le chargeur de la vidéo annonçait la disponibilité de 2500 ouvriers et ouvrières nord-coréens « à la recherche de travaux manuels ». Un internaute demande s’ils peuvent être envoyés dans des usines de transformation des produits de la mer de l’autre côté de la frontière à Dandong. L’auteur du post a acquiescé. Un autre post annonçait la disponibilité de 5000 ouvriers et ouvrières nord-coréens. Il a reçu 21 réponses. « Y-a-t-il des manageurs qui savent parler le mandarin ? » demande un internaute, auquel l’auteur du post répond, « Il y a un chef d’équipe, un manageur et un traducteur ». Un représentant de la société Jilin Jinuo Human Resources a utilisé le forum en ligne Baidu Tieba, où il a écrit, « Je suis une société de ressources humaines qui coopère avec l’ambassade et nous avons actuellement un nombre important d’ouvriers et d'ouvrières nord-coréens en situation régularisée. Plusieurs personnes ont donné leur numéro de téléphone et ont demandé à être recontactées par messagerie privée. Le forum apparaît comme inactif depuis 2021 et Jilin Jinuo n’a pas répondu à nos questions.
Les emplois en Chine sont très convoités en Corée du Nord parce qu’il s’agit souvent de contrats qui promettent un salaire de 270 $ par mois au lieu des 3 $ mensuels payés pour un emploi similaire en Corée du Nord. Les travailleurs sélectionnés signent alors un contrat de deux ou trois ans. Quand ils arrivent en Chine, les manageurs confisquent en général leurs passeports. Si les ouvriers essayent de s’échapper ou s’ils osent se plaindre à l’extérieur des usines, leurs familles restées au pays peuvent subir des représailles de la part du gouvernement. À l’intérieur des usines, la main d'œuvre nord-coréenne porte des uniformes d’une couleur différente de celle portée par les ouvriers chinois. Un responsable d’usine qui travaille à Donggang Jinhui Food depuis plusieurs années me raconte par écrit : « Sans cela, on ne peut pas remarquer si quelqu’un a disparu ».
Dans les usines de transformation des produits de la mer, le travail est sans relâche : les roulements s'étalent sur 14 heures à 16 heures de travail par jour. Une ouvrière qui a travaillé entre 2016 et 2019 dans l’usine de fruits de mer à Dalian décrit comment les manageurs pestiféraient et leur jetaient des mégots de cigarettes. « Je ne me sentais pas bien et j’avais envie de me battre avec eux mais je devais le supporter », écrit-elle. « Quand j’y pense, ça me rend triste ».
Les ouvriers n’avaient droit qu’à un jour de repos par mois et très peu, éventuellement, pouvaient prendre des vacances ou se mettre en arrêt maladie. Dans les usines de transformation des produits de la mer, les femmes dorment sur des lits superposés dans des dortoirs fermés à clé, avec parfois 30 autres personnes dans la même chambre. Un ouvrier estimait que plus de 60% des femmes souffraient de dépression. « Nous regrettons d'être venues en Chine mais nous ne pouvons pas repartir les mains vides », dit-elle. On interdisait aux ouvrières d’écouter la radio ou de regarder la télé locale voire de sortir de l’enceinte de l’usine sans être accompagnées. Le courrier était examiné par les agents de sécurité nord-coréens qui « surveillaient également la vie quotidienne et en référait dans des rapports officiels », m’a écrit un responsable d’usine qui a passé plusieurs années dans les installations de Dalian Haiqing. Parfois, les femmes étaient autorisées à socialiser. Dans une vidéo d’octobre 2022, des femmes en salopettes bleues et blanches jouaient au volleyball à l’extérieur de l’usine Dandong Omeca Food. « On leur a fait un lavage de cerveau. Elles ne savent pas à quel point le monde extérieur est agréable », a commenté un internaute. (Dandong Omeca Food n’a pas répondu à nos questions).
Les salaires des femmes sont en général envoyés par les propriétaires de l’usine au gouvernement nord-coréen où leurs familles peuvent récupérer les sommes une fois par mois. Kim Jeun, une nord-coréenne, opposée au régime, qui vit à Séoul et travaille pour Radio Free Asia, explique que les sociétés disent aux ouvriers et ouvrières que puisqu’ils vivent dans des dortoirs, on peut leur voler leur argent et qu'il est donc préférable qu’il soit récupéré de cette façon. En général, les ouvriers et ouvrières ne perçoivent que moins de 10% du salaire qu’on leur avait promis dans leurs contrats.
Un des contrats que j’ai pu voir précisait que 40 dollars seraient déduits chaque mois en contrepartie de la nourriture, parfois plus si on y ajoutait l’électricité, les dortoirs, le chauffage, l’eau, les assurances et les paiements de "loyauté" au gouvernement. Il leur reste souvent moins de 30$ par mois. Autre raison pour laquelle les autorités nord-coréennes ponctionnent les salaires : empêcher les défections, raconte-t-elle. Même si les femmes voulaient essayer de s’échapper de l’usine, la plupart d’entre elles ne parlent pas le chinois. Le gouvernement nord-coréen a prévenu ces femmes que si elles essayaient de s’enfuir, « elles seront immédiatement détectées par les caméras de surveillance chinoises installées partout. », raconte Kim. En octobre dernier, les autorités chinoises ont renvoyé environ 600 dissidents nord-coréens pour qu’ils soient punis dans leur propre pays.
Pour les sociétés chinoises, l'exploitation d'ouvriers nord-coréens est une aubaine. Leurs salaires sont généralement quatre fois plus bas que ceux des employés locaux. Et bien que la Chine exige que les travailleurs étrangers contribuent à ses principaux programmes de protection sociale (retraite, soins médicaux, chômage, accidents du travail et maternité), les travailleurs nord-coréens n’en font généralement pas partie, afin de réduire les coûts. En 2017, le site web de la Chambre de Commerce de Dandong (Dandong's Commerce Bureau) annonçait le lancement d’un programme destiné à utiliser la main d’œuvre nord-coréenne pour un nouveau groupe d’usines de transformation de vêtements dans la ville. « Avant que les travailleurs nord-coréens arrivent en Chine, ils font l’objet d’une enquête politique, remarque le site web de la Chambre et seuls ceux qui sont considérés comme « enracinés, communistes et disciplinés » sont autorisés à venir. « La discipline chez les ouvriers est extrêmement importante car ils possèdent un niveau élevé de capacité d’exécution. Il n’y a aucun cas d’absentéisme ou d’insubordination envers les dirigeants et aucun cas de feinte de maladie ou d’actions pour retarder le travail ».
Le Ministère chinois des Affaires Étrangères n’a pas répondu à mes questions à ce sujet. Cependant, par le passé, le gouvernement a rejeté les critiques relatives à ses relations avec la Corée du Nord. Dans une lettre adressée aux Nations-Unies, l’Ambassadeur Chinois soulignait que la Chine avait respecté les sanctions même si cela a entraîné de « lourdes pertes ». Il a insisté sur le fait qu’ils ont mené des « enquêtes approfondies » pour vérifier les accusations de non-respect des sanctions. Un porte-parole du Ministère des Affaires Étrangères a déclaré que la Chine et la Corée du Nord ont toujours été « des amis proches » et a ajouté « les États-Unis devraient réfléchir à leurs erreurs, assumer leurs responsabilités, cesser d’imposer des sanctions et la dissuasion militaire et d'adopter des mesures pratiques pour relancer un dialogue constructif ».
80 % des produits de la mer consommés aux États-Unis sont importés, et une grande partie de Chine. Il est illégal d’importer des marchandises fabriquées avec de la main d’œuvre nord-coréenne mais des chaînes de distribution opaque rendent l’application de cette loi difficile. Afin de suivre les produits de la mer provenant des usines qui emploient de la main-d’œuvre nord-coréenne, nous avons étudié des données commerciales, des contrats d’expédition, les codes apposés sur les emballages dans le cadre du suivi de la sécurité alimentaire. Nous avons découvert que 10 des usines identifiées comme employant des ouvriers et ouvrières nord-coréens avaient expédié, toutes ensemble, plus de 120 000 tonnes de palourdes, de filets de colins salés, de calamars et d’autres fruits de mer à plus de 70 importateurs basés aux États-Unis. Ces importateurs approvisionnent des supermarchés tels que Walmart, Giant, ShopRite et Weee ! Les entreprises importatrices ont également approvisionné d’importantes chaînes telles que McDonald's, Sysco, le plus grand distributeur alimentaire au monde, qui ravitaillent plus d’un million de restaurants ainsi que les cafétérias des bases militaires américaines, des écoles publiques et même le Congrès des États-Unis Walmart, ShopRite, Weee! et McDonald's n’ont pas répondu à nos questions. La société mère de Giant, Ahold Delhaize a répondu qu’elle avait contacté ses fournisseurs et qu’on l’avait informé qu’ils ne s’approvisionnaient plus dans les usines chinoises « depuis fin décembre 2021 ». La société a ajouté que leurs rapports d’audit n’avaient pu établir aucune preuve de travail forcé pendant la période considérée. Sysco a répondu qu’ils avaient suspendu leur relation avec Dalian Haiqing Food pendant que la société vérifiait les résultats de notre enquête.
À titre d’exemple, deux des usines où mon équipe s’est rendue, Dandong Galicia Seafood et Dalian Haiqing Food – comptaient, pour chacune d’entre elles, entre cinquante et soixante-dix ouvriers et ouvrières nord-coréens sur site. Un ouvrier nord-coréen qui a travaillé chez Haiqing pendant plusieurs années a déclaré que « l’époque la plus terrible a été celle où ils forçaient des ouvrières vierges à se prostituer, sous prétexte qu’ils avaient à remplir les quotas fixés par l’état pour obtenir des devises étrangères ». Galicia et Haiqing sont collectivement responsables d’expédier des centaines de tonnes de produits de la mer à des sociétés importatrices aux États-Unis. Haiqing a également transféré par bateau des fruits de mer à des sociétés européennes d’importation qui ravitaillent les cafétérias du Parlement européen. Dalian Haiqing Foods a déclaré qu’elle n’employait pas de main d'œuvre nord-coréenne à l’étranger ». Dandong Galicia Seafood n’a pas répondu à nos demandes d’explications. Trident Seafoods, qui approvisionne Walmart et McDonald's a répondu qu’Haiqing a été auditée par des employés de Trident qui parlent le chinois, et que les audits réalisés aux mois de janvier, juillet, août et octobre 2023 « ne révélaient aucune preuve ni même de soupçons d’exploitation de la main d’œuvre nord-coréenne ». Lorsque nous avons présenté les résultats de cette enquête, plusieurs sociétés y compris Trident, Pacific, High Liner et Sysco ont déclaré qu’elles avaient rompu les liens avec Haiqing le temps de mener leur propre enquête.
La Corée du Nord n’exporte pas seulement ses travailleurs. Elle exporte aussi le poisson pêché dans ses eaux – un autre moyen par lequel le gouvernement se procure des devises étrangères. Mais les sociétés chinoises continuent d’acheter du poisson nord-coréen car il est généralement moins cher que celui pêché dans les eaux chinoises. Parfois, les bateaux chinois payent des licences illégales pour pêcher dans les eaux nord-coréennes.
Parfois, ils achètent du poisson en mer qui proviennent de bateaux nord-coréens. Une lettre d’un négociant nord-coréen adressé à une société de pêche chinoise, fuitée en 2022, proposait de vendre 10 000 tonnes de calamars pour 18 millions de dollars et 500 tonnes de diesel pour les navires. Parfois, les fruits de mer sont amenés par camion vers la Chine. Tout ce commerce est un secret de Polichinelle. En octobre dernier, un chinois qui disait s’appeler Anji, a posté une vidéo sur Douyin qui faisait la promotion de crabes. Lorsqu’un internaute lui a fait remarquer que « la marchandise n’a pas le droit d’être expédiée », Anji a répondu par des smileys. Anji expliquait qu’il opérait avec une usine de transformation basée en Corée du Nord, tout en montrant son passeport chinois ainsi qu’une carte de résidence nord-coréenne, et a fourni des informations actualisées sur les cargaisons qu’il prévoyait de transporter en camion en traversant la frontière. Anji a déclaré qu’il avait arrêté d’importer des fruits de mer nord-coréens en 2016 – bien que ces vidéos aient été publiées en 2023 – et il a ajouté « ça ne vous regarde pas et je me fiche de qui vous êtes ». L’an dernier, un ouvrier maritime du port de Dandong a déclaré à une télé sud-coréenne : « 80% des produits de la mer à quai provient de Corée du Nord. » Mon équipe a suivi la trace de certains de ces fruits de mer, et a découvert qu’ils étaient importés par des distributeurs américains, comme HF Foods, une compagnie cotée au Nasdaq qui approvisionne plus de quinze mille restaurants aux États-Unis. HF Foods n’a pas répondu à nos questions.
Les entreprises prétendent souvent qu’elles respectent les normes du travail parce qu’elles ont passé des « audits sociaux » qui sont menés à bien par des sociétés inspectant des lieux de travail pour y constater des abus. Mais la moitié des usines dont nous avons constaté l’exploitation de main d’œuvre nord-coréenne ont obtenu la certification du « Conseil pour la Bonne gestion des Mers » (Marine Steward Council, M.S.C.), un organisme de développement durable, qui n'octroie des certifications que si seulement les entreprises ont passé des audits sociaux ou d’autres évaluations. Jackie Marks, le responsable des relations publiques de M.S.C., nous a raconté que ces audits sociaux étaient réalisés par un tiers, et non pas par cet organisme.
L’an dernier, un enquêteur de mon équipe est allé voir l’usine de transformation de produits de la mer Dandong Taifeng, située dans le nord-est de la Chine. La compagnie a été qualifiée de « fleuron national », un statut réservé aux sociétés les plus performantes du pays. Elle fournit des dizaines de milliers de tonnes de fruits de mer à des supermarchés basés aux États-Unis et ailleurs. Notre enquêteur a fait une visite de l'usine, accompagné d’un responsable nord-coréen. Plus de 150 femmes nord-coréennes, dont la plupart avait moins de 35 ans, habillées de la tête aux pieds avec des vêtements blancs de protection, des tabliers en plastique, des bottes blanches en caoutchouc et des gants rouges qui montaient jusqu’aux coudes, travaillaient tête baissée, déplaçaient des seaux en plastique rouges, jaunes et bleus remplis de fruits de mer. L’eau formait des flaques aux pieds des ouvrières. « Vite, vite », disait une femme avec un accent coréen aux autres membres de son petit groupe. Taifeng n’a pas répondu à nos questions. Quelques semaines après cette visite, l’usine recevait de nouveau une certification du Conseil pour la Bonne gestion des Mers (Marine Stewardship Council).
Marcus Noland, directeur d’études à l’Institut Peterson pour l’Économie Internationale, a déclaré à propos des audits réalisés dans l’industrie des fruits de mer, « La posture de base semble être : "rien vu, rien entendu" ». Le scepticisme par rapport à ces audits gagne du terrain. En 2021, le Département d’État américain a déclaré que les audits sociaux, en particulier en Chine, sont inadaptés pour identifier le travail forcé parce que les auditeurs s’appuient sur des traducteurs du gouvernement et qu'ils parlent rarement directement aux ouvriers. Les auditeurs hésitent aussi à s’attirer les foudres des entreprises qui les ont engagés. Quant aux ouvriers, ils risquent des représailles s’ils dénoncent les abus. En novembre 2023, le service des Douanes et de Protection des Frontières a conseillé aux entreprises de faire appel aux audits sociaux seulement s’il s'agit d' « un audit indépendant inopiné réalisé par un tiers, que tous les indicateurs de travail forcé soient abordés, et que toutes les interviews soient réalisées dans la langue du pays ». Liana Foxvog, qui travaille au Consortium des Droits des Travailleurs (Worker Rights Consortium), a déclaré qu’elle n’avait jamais entendu parler d’un seul audit de ce type en Chine.
Joshua Stanton, un avocat basé à Washington D.C., qui a participé à la rédaction du CAATSA, a déclaré que le gouvernement américain n'en fait pas assez pour faire respecter la loi. « Si nous souhaitions vraiment empêcher que la Corée du Nord donne des armes à nos ennemis ou qu’elle fabrique des armes nucléaires, le gouvernement américain va devoir exercer davantage de pression sur les entreprises américaines et ces sociétés devront être plus rigoureuses par rapport à leurs fournisseurs et leurs chaînes de distribution, au risque de s’exposer à des sanctions plus sévères », a-t-il déclaré. Chris Smith, un représentant républicain au Congrès du New Jersey et spécialiste de la Chine, a remarqué que « les audits sociaux réalisés en Chine sont des supercheries, et les sociétés américaines de fruits de mer qui les acceptent devraient être mieux informées. Car en conséquence, des millions de dollars, et même des fonds fédéraux, sont versés à des entreprises chinoises exploitant de la main d'œuvre nord-coréenne et cet argent va directement dans les poches du régime de Kim Jong Un, qui utilise ensuite cet argent pour armer nos ennemis et réprimer son propre peuple ».
À la fin de l'année dernière, lorsque j'ai décidé de communiquer plus directement avec les ouvriers nord-coréens, j'ai été confronté aux obstacles habituels. Les journalistes occidentaux n'ont pas le droit d'entrer en Corée du Nord et les citoyens de ce pays ont interdiction de parler librement à des journalistes. Mais j'ai engagé une équipe d'enquêteurs en Corée du Sud et en Chine qui aident des organes de presse locaux et des médias occidentaux à faire des reportages sur les conditions de vie en Corée du Nord. Ces enquêteurs ont des contacts en Corée du Nord, qu'ils engagent pour faire sortir des informations du pays, comme par exemple, des reportages sur les pénuries d'alimentation, les coupures d'électricité dans le pays et l'expansion de graffitis contre le gouvernement.
J'ai travaillé avec ces enquêteurs et leurs contacts pour dresser une liste de deux douzaines de nord-coréens envoyés en Chine, dont la plupart sont revenus chez eux depuis. Les ouvriers et les responsables étaient d'âges divers, provenaient de différentes régions du pays et avaient travaillé dans au moins une douzaine d'usines chinoises. J'ai rédigé une liste de questions que j'ai envoyé, via mes enquêteurs, à leurs contacts en Corée du Nord. Ces contacts ont rencontré les ouvriers pour les interviewer en secret. Les interviews ont été menées individuellement afin que les ouvriers ne puissent pas connaître l'identité des autres et savoir ce qu'ils avaient dit. Ces réunions avaient lieu en général dans des champs ouverts ou dans la rue, endroits où il était plus difficile pour les agents de sécurité d'utiliser des micros espions pour mener à bien leurs opérations de surveillance.
Tous les travailleurs ont été informés que leurs réponses seraient rendues publiques par un média basé aux États-Unis et ils ont donné leur accord. Les enquêteurs en Corée du Nord communiquaient avec ceux qui étaient basés en Chine en utilisant des téléphones satellites et des applications en ligne qui permettaient d’envoyer en toute sécurité des photos encryptées. L’équipe en Chine a ensuite envoyé ces images à Séoul qui m’ont ensuite été transférées aux États-Unis. Les travailleurs ont rédigé leurs réponses en prenant d’importants risques personnels et les enquêteurs ont ensuite pris des photos de leurs réponses puis m’ont envoyé ces photos. Les détails de ces échanges sont restés confidentiels, même au sein de l’équipe, afin de protéger les ouvriers de représailles par les autorités nord-coréennes ou chinoises. Après avoir reçu les réponses écrites, je les ai faites examiner par un expert indépendant qui avait l’habitude d’interviewer des dissidents nord-coréens afin de vérifier si le vocabulaire et la nature des réponses des travailleurs semblaient authentiques. Plus de deux mois après la finalisation de ce processus, notre équipe s'est assurée auprès des enquêteurs et des interviewés que tout le monde était toujours en sécurité.
Dans leurs réponses, les travailleurs décrivent des conditions écrasantes de détention et une solitude profonde. Le travail était éreintant, les usines sentaient mauvais et la violence était de mise. « Ils nous donnaient des coups de pieds et nous traitaient comme des sous-hommes », écrit un ouvrier qui a passé cinq ans dans une usine de fruits de mer à Dandong. J’ai demandé à toutes les femmes si elles pouvaient se souvenir d’un moment joyeux. La plupart d’entre elles ont déclaré qu’il n’y en avait aucun, certaines ont raconté qu’elles se sont senties soulagées une fois rentrées chez elles et après avoir reçu une partie de leur salaire. « Je suis contente de voir que tout l’argent n’a pas été pris et je pense au prochain paiement que je vais recevoir », a déclaré une femme qui travaillait dans une usine à Dalian. Presque tous les ouvriers se souviennent de moments tristes. Une d’entre elles, qui est récemment revenue en Corée du Nord, a expliqué que son expérience dans une usine chinoise lui avait donné « envie de mourir ». Une autre, qui a travaillé pendant quatre ans dans une usine de Dalian, a déclaré qu’elle se sentait souvent fatiguée et en colère pendant qu’elle travaillait mais elle a gardé ses pensées pour elle afin d’éviter les représailles. « Il y avait beaucoup de solitude », raconte-t-elle. « Je détestais cette vie de communauté qui ressemblait à celle de l’armée ».
Mais le plus marquant était ce que les femmes racontaient sur les abus sexuels dans les usines. Sur les 20 ouvrières que j’ai interviewées, 17 d’entre elles ont déclaré qu’elles avaient été agressées sexuellement par les responsables d’usine. Les femmes décrivaient toute une série de tactiques utilisées par leurs directeurs pour les forcer à avoir des relations sexuelles. Certains prétendaient vouloir nettoyer quelque chose sur leurs uniformes juste pour les tripoter. Certains les convoquaient dans leurs bureaux comme s’il s’agissait d’une urgence et leur exigeait des rapports sexuels. D’autres leur ont demandé de venir servir de l’alcool lors d’une fête le week-end puis les ont agressées sexuellement une fois qu'elles étaient sur place. « Quand ils buvaient, ils touchaient mon corps partout comme s’ils jouaient avec des jouets », raconte une femme qui a travaillé pendant trois ans dans une usine de Dandong. Les femmes exprimaient leur dégoût. « Quand ils mettaient tout à coup leurs bouches contre la mienne, j’avais envie de vomir », raconte une autre. Si les femmes ne se pliaient pas à leurs exigences, les directeurs pouvaient devenir violents.
« Parfois, il est gentil, et parfois il se met en colère », raconte une femme sur son directeur. « S’il n’obtient pas ce qu’il veut (sur le plan sexuel), il se met en colère et me donne des coups de pied … Il me traite de « putain de salope ». Trois de ces femmes racontent que leurs responsables les ont forcées à se prostituer. « Quand ils le peuvent, ils flirtent avec nous jusqu’à en vomir et nous force à avoir des relations sexuelles contre de l’argent et c’est encore pire si tu es jolie », m’a confié une femme qui travaillait à Dalian Haiqing Food. Une ouvrière, qui a travaillé à l’usine Jinhui, a déclaré « même lorsqu’il n’y avait pas de travail pendant la pandémie, l’état exigeait des fonds en devises étrangères invoquant la "loyauté", de sorte que les directeurs obligeaient les ouvrières à vendre leur corps ».
La pandémie a rendu la vie encore plus difficile pour beaucoup de ces femmes. Lorsque la Chine a fermé ses frontières, certaines se sont retrouvées prises au piège, loin de chez elles. Souvent leur lieu de travail avait fermé et elles avaient perdu leurs revenus. La main d’œuvre nord-coréenne doit souvent verser des pots de vin aux fonctionnaires de l’état et aux cabinets de recrutement qui possèdent le contrôle des embauches à des postes sûrs en Chine. Nombreux sont ceux qui doivent engager des usuriers afin d'emprunter les fonds nécessaires pour payer les pots de vin. Ces prêts, en général d’un montant d’environ 1500 dollars, pouvaient être assujettis à des taux d’intérêt s’élevant jusqu’à 10 %. Lorsque le travail a cessé en Chine, les ouvriers nord-coréens ne pouvaient plus rembourser leurs crédits. En conséquence, les usuriers nord-coréens envoyaient des groupes de voyous locaux au domicile des parents des travailleurs pour les intimider. Certaines familles d’ouvriers ont dû vendre leurs maisons pour rembourser. En 2023, deux femmes nord-coréennes, qui travaillaient dans des usines de textile, se sont suicidées. Une ouvrière revenue en Corée du Nord en 2023 après avoir passé trois ans dans une usine de transformation des produits de la mer m’a expliqué que ce genre de décès reste souvent dissimulé. « Si quelqu’un se suicide, c’est le directeur qui en est tenu responsable, alors ils gardent le secret pour éviter que l’information ne soit divulguée à d’autres ouvriers ou aux chinois », a-t-elle écrit.
Les restrictions liées à la pandémie ont été assouplies l’an dernier, et la frontière entre la Chine et la Corée du Nord est de nouveau ouverte, ce qui a permis à de nombreux coréens du Nord de rentrer chez eux. En août 2023, environ 300 travailleurs nord-coréens sont montés dans 10 bus – qui étaient garés le long de la rivière Yalu en face d’un hôtel, à quelques mètres du bureau des douanes de Dandong – dans l’objectif de rentrer chez eux. Des officiers de police envoyés par le Bureau de la Sécurité Nationale de Dandong ont entouré les bus afin d’empêcher les fuites et pour éloigner les curieux. Sur les photos et une vidéo que j’ai visionné, on peut voir certaines femmes qui chargeaient à la hâte des grosses valises dans un bus vert fluo, puis s’éloignaient en traversant le Pont de l’Amitié. De même en septembre, environ 300 nord-coréens sont montés à bord d’un train de voyageurs pour aller de Dandong à Pyongyang. Le même mois, environ deux cent ouvriers nord-coréens ont été rapatriés par un avion opéré par Air Koryo, la principale compagnie aérienne nord-coréenne. Lorsque les travailleurs sont revenus en Corée du Nord, ils sont soumis à de lourds interrogatoires de la part du gouvernement. « Ils posent des questions sur tout ce qui s’est passé du matin au soir en Chine, sur les autres ouvriers, les superviseurs et les agents », m’a expliqué un ouvrier qui a travaillé pendant quatre ans dans une usine de transformation des produits de la mer à Dandong. À la fin de l’année 2023, les gouvernements chinois et nord-coréens ont commencé à négocier sur la nouvelle vague de main d’œuvre à transférer dans les usines chinoises. Selon Huemin Son, un dissident qui travaille pour Radio Free Asia, les agences de recrutement nord-coréennes exigent des compagnies chinoises qu’elles paient une avance d’environ 130 dollars par ouvrier. Un agent de recrutement lui a raconté que le prix a désormais augmenté car « les compagnies chinoises ne peuvent pas fonctionner sans la main d’œuvre nord-coréenne ».
Certains ouvriers nord-coréens ne sont jamais rentrés chez eux. Une femme d’une trentaine d’années, m'a écrit qu’elle avait passé plusieurs années à vider des poissons dans une usine de transformation des produits de la mer à Dalian. Elle m’a raconté comment elle travaillait tard dans la nuit, qu’elle avait des lésions dans la bouche à cause du stress et de l’épuisement. Je lui ai demandé ce qui était le pire dans son travail et elle a écrit : « lorsque j’étais forcée à avoir des relations sexuelles ». Elle a aussi décrit un sentiment de suffocation lié à la captivité. « Si vous montriez le moindre signe de désapprobation, vous risquiez d’être traité comme un insecte », a-t-elle déclaré. « Vivre une vie où nous ne pouvions pas voir le monde extérieur comme bon nous semblait est si difficile qu’on a l’impression de mourir ».
Ce travail a été réalisé en collaboration avec le Projet les Hors-la-loi de l’Océan (Outlaw Ocean Project) avec la contribution de Joe Galvin, Maya Martin, Susan Ryan, Jake Conley, Austin Brush et Daniel Murphy.